Chapitre 12 : Madame Peterson
La vieille dame resta plantée là quelques secondes à nous toiser avec méfiance, tirant sur sa cigarette qui noyait la cage d’escaliers dans un épais nuage de fumée. Elle semblait réticente à nous laisser entrer. Quelques coups d’œil rapides échangés entre nous, nous patientions dans le silence, que Madame Peterson ne se décide à nous inviter à l’intérieur. Son visage fripé n’avait rien d’accueillant. Et elle était aimable comme une porte de prison.
— Posez tout ça dans la cuisine, capitula-t-elle finalement en s’engouffrant dans son appartement. Et ne touchez à rien ! Si vous volez quelque chose, je le saurai !
La belle affaire. Si toutefois nous repartions avec quelque chose dans nos poches, et si elle parvenait à s’en apercevoir, que comptait-elle faire ? Nous poursuivre dans la rue, vêtue de sa robe de chambre et de ses chaussons ? Elle paraissait fatiguée, usée même, alors je l’imaginais mal galoper. De toute façon, en laissant trainer mon regard curieux entre l’entrée et la cuisine, je n’avais rien repéré de grande valeur. Un appartement typique de vieille. Une horloge ancienne en bois massif dans le couloir, des napperons sur tous les meubles et des babioles en porcelaine par-ci, par là. Je fis un bilan rapide et décevant, il n’y avait rien à voler ici. Mais peu importe, nous n’étions pas là pour ça. Et je ne voulais pas risquer de me mettre à dos la seule personne qui pouvait nous permettre d’écouler notre cocaïne en faisant un maximum de bénéfices.
— On peut tout ranger dans les placards, si vous voulez, Madame Peterson, proposai-je non sans arrière-pensées.
Première tentative pour amadouer la mégère avant d’oser lui avouer le véritable motif de notre visite. Face à un spécimen aussi peu chaleureux, je devais procéder en douceur. Si par malheur je l’énervais, nul doute qu’elle nous enverrait balader !
— Assez de ronds de jambe ! Tu m’gonfles avec tes « Madame Peterson » ! Appelle-moi Dory, grogna-t-elle en fouillant dans les sacs.
Sa voix était presque masculine, sèche, rustre, et aussi caverneuse que celle d’un type de soixante-dix piges qui aurait trop clopé dans sa vie.
— Dory, comme le poisson ? demanda Taz qui ne daignait pas nous aider à vider les sacs.
— Le poisson ? demanda la vieille dame en sortant une bouteille de vin, visiblement davantage intéressée par l’alcool que par les aliments solides. Quel poisson ? Qu’est-ce qu’il raconte, le demeuré ?
Je tentai d’étouffer un petit rire moqueur en continuant à ranger. Taz aurait dû en rester là, mais il persista avec ses références à deux ronds cinquante qui échappaient totalement à notre grossière retraitée.
— Oui, le poisson. Dans le dessin-animé. Celui qui oublie tout au bout de quelques secondes et qui se perd tout le temps.
Madame Peterson se tourna alors vers moi, la bouteille de piquette toujours en main.
— Dis donc, il se foutrait pas un peu de ma gueule, ton copain ?
— Faîtes pas attention, il est attardé, lui répondis-je en soupirant. C’est pour ça qu’il regarde encore des dessins-animés.
— Eh bien, souffla-t-elle. Ça doit pas être évident la vie de couple.
Je me figeai, une boîte de thon en conserve encore à la main.
— La vie de couple ? m’offusquai-je.
— T’inquiètes, petit ! J’ai rien contre l’homosexualité. Chacun fait ce qu’il veut de son cul !
J’écarquillai les yeux et fixai Taz, la bouche entrouverte, choqué. Mohan et Angus se regardèrent et éclatèrent de rire à gorge déployée.
— Non non, Madame Pet… J’veux dire, Dory. Vous vous trompez, on n’est pas…
La vieille dame haussa les sourcils, très surprise par mon embarras.
— Vous n’êtes pas ?
— Non non, on n’est pas… insistai-je en secouant vivement la tête.
— Ben merde alors, je l’aurais pourtant parié ! Désolée les jeunes, mais j’vous trouve un air de tapette, à tous les deux.
Mon visage se tordit dans une grimace aussi horrifiée que vexée.
— Heu… Vous pouvez pas dire des trucs comme ça. C’est vachement… Comment on dit ? hésitai-je en me tournant vers Angus.
— Déplacé ?
— C’est déplacé de parler d’homosexualité ? Je croyais votre génération plus détendue sur le sujet, s’étonna Dory.
— Non, d’utiliser le mot « tapette », c’est pas politiquement correct, précisa le barbu à lunettes. C’est considéré comme un terme offensant.
— Aux chiottes le politiquement correct ! pesta la vieille dame en plantant violemment son tire-bouchon dans la bouteille. Mais ça m’étonnait, aussi… Vu que celui-là est attardé.
— Je suis pas attardé !
Vexé, Taz s’enfuit au salon.
— Et susceptible avec ça, chuchota Dory en se penchant vers moi, m’arrachant un nouveau rire railleur.
J’avais finalement trouvé le moyen de me mettre dans les petits papiers de notre hôtesse mal dégrossie, aux dépens d’un de mes amis. Malgré un premier contact habilement établi, il n’en restait pas moins fragile. Elle était à prendre avec des pincettes, la vieille.
— Après l’effort, le réconfort ! annonça Madame Peterson en débouchant la bouteille avec une facilité déconcertante, témoignant d’une poigne insoupçonnée pour sa frêle carcasse et son âge avancé. Un p’tit coup de rouge, les enfants ?
Dans un acquiescement collectif, je souris à la mère de Lenny, presque séduit par le personnage. D’un signe de tête, elle me désigna le placard où se trouvaient les verres à vin. J’en attrapai cinq et les fis passer à mes deux amis quand elle remarqua que certains produits manquaient à la livraison.
— Une minute… Où est le reste ?
Je n’avais pas le cœur à lui raconter la vérité, voulant éviter que ce début de conversation presque cordiale ne débouche sur une note négative à cause d’un détail insignifiant.
– Hein ? fis-je l’étonné.
— Il manque des choses, affirma-t-elle.
— Ah oui ? Olivia a dû en oublier une partie, supposa Mohan pour essayer de nous décharger de toute responsabilité.
Dory plissa les yeux en nous observant un à un, doutant de la véracité de cette version. Elle s’attarda ensuite sur mon t-shirt, tâché de sauce tomate. Vieille, mais pas sénile la petite dame. Elle semblait se souvenir que ce condiment se trouvait sur sa liste de course, et l’absence de ce dernier ne lui avait pas échappé.
– Et ça, c’est quoi ? m’interrogea-t-elle en désignant mon t-shirt du doigt. Ce serait pas mon concentré de tomates, par hasard ?
Prenant un air aussi innocent que possible, je posai une main sur ma poitrine, feignant l’ignorance.
— Ça ? Non.
— Me prends pas pour une idiote, je vois bien que c’est de la sauce tomate.
— Oui, c’est de la sauce tomate. Mais c’est la mienne, de sauce tomate.
— La tienne ?
— Oui. Celle que j’avais dans mon frigo, et que je me suis renversé dessus par accident tout à l’heure.
— Et t’es sorti de chez toi, comme ça ? Dans cette tenue ? Pourquoi tu t’es pas changé ?
C’est qu’elle insistait, cherchant sournoisement à démêler le vrai du faux !
— Ben, parce que… Toutes mes fringues sont au sale.
Dans une tentative désespérée de soutient, Angus et Mohan hochèrent la tête pour confirmer mon histoire. Boniment crédible, puisqu’il m’arrivait régulièrement d’être à court de linge propre. Et si Dory m’avait déjà aperçu dans la rue, ce dont je ne doutais pas, elle le savait. Je n’étais pas exactement ce qu’on pouvait appeler une fée du logis, et ma paresse habituelle ne m’aidait pas à anticiper les lessives.
Elle se pinça les lèvres, incrédule, et tourna les talons, nous invitant à nous installer dans la pièce d’à côté.
— Allez, buvons un coup ! Et puis, j’suis pas tranquille de laisser l’attardé tout seul.
Moi non plus ! Je crois pas qu’on doit laisser un attardé seul ! Surtout pas si il a des airs de tapette ! Mdr…
Un personnage réussi que cette vieille ! Nous allons donc savoir ce qu’elle sait sur le commerce de la drogue !
Merci ! xD