Une bonne dizaine d’hommes se tenaient autour de moi. Ils étaient armés de lances, couteaux, haches ou arcs et flèches, étaient vêtus de peaux de bêtes et semblaient ne pas avoir vu les couleurs d’une salle de bains depuis un certain temps. Je fis un mouvement pour me redresser, et aussitôt, ils braquèrent leurs armes sur moi.
– Qui… qui êtes-vous ? demandai-je d’une voix hésitante.
Bien que l’aube fût sans doute assez proche, il faisait sombre, ce qui rendait ces hommes encore plus effrayants. Comme aucun d’entre eux ne me répondait, je répétai ma question qui fut à nouveau suivie d’un silence. Apparemment, ils attendaient quelqu’un.
Une foule de questions se bousculait dans ma tête. Ces hommes vivaient-ils dans le bois ? Qui étaient-ils ? Que fabriquaient-ils ici ?
Un homme aux cheveux gris, habillé à peu près comme les autres, surgit d’entre les buissons. Ceux qui m’entouraient lui firent un bref signe de la main, et l’un d’eux lui murmura quelques mots à l’oreille. Le nouveau venu – certainement le chef du clan – s’approcha de moi. Je voulus me lever, mais il m’en dissuada en saisissant la machette qu’il portait à sa ceinture. Il me dévisagea longuement et finit par me demander :
– Quel est ton nom ?
– Qui êtes-vous ? lui retournai-je.
Un murmure de colère s’éleva parmi les hommes. L’un d’eux s’exclama :
– Réponds à Kellian ! De quel droit…
Mais le chef leva la main et il se tut.
– Je t’ai posé une question, jeune homme. Tu es en mauvaise posture pour te permettre d’être impertinent.
Jugeant qu’il n’avait pas l’air de plaisanter, je choisis de garder mes questions pour plus tard.
– Je m’appelle Gwenvael.
– D’où viens-tu, Gwenvael ? Et que fais-tu ici ?
– Je… je viens de l’orphelinat des Ondes, et… je me cache pour… euh…
Je m’interrompis. Les hommes se jetaient des coups d’œil interrogateurs.
– C’est peut-être un Démombre, hasarda l’un d’eux.
– Je ne crois pas, répondit Kellian, l’homme aux cheveux gris. Il semble n’avoir aucun pouvoir.
Puis il me fixa à nouveau.
– Nous ne comprenons rien à ce que tu racontes. Je ne sais pas ce qu’est l’orphelinat des Ondes, et je te conseille de ne pas conti-nuer à mentir.
Je lui lançai un regard incrédule. Comment pouvait-il ignorer l’existence de l’orphelinat, qui était connu dans toute la région ?
– Je ne mens pas, lui répondis-je.
– Assez discuté. Emmenez-le au village, ordonna-t-il aux hommes. Nous verrons ce que nous ferons de lui plus tard.
Et, sans que je n’aie le temps de faire un mouvement, les hommes me saisirent, me ligotèrent et me forcèrent à les suivre, armes à l’appui.
Ils me firent traverser une partie du bois – mais était-ce vrai¬ment le bois où je m’étais réfugié deux jours plus tôt ? –, et à ma plus grande stupéfaction, nous arrivâmes dans une clairière où était construit un véritable village. Je n’eus pas le temps de détailler les petites cabanes en bois qui tenaient lieu de maisons, car les hommes me jetèrent dans l’une d’elles, sans fenêtre, et fermèrent la porte avec un lourd cadenas.
J’étais partagé entre la crainte, la colère et la curiosité. Comment un village pouvait-il se trouver en plein milieu du bois sans que personne ne l’ait jamais remarqué ? Plusieurs idées me vinrent à l’esprit, toutes plus insensées les unes que les autres. Ce village était peut-être invisible aux yeux de certaines personnes. Ou bien il était magique. Ou bien…
Non, rien de tout cela n’était possible.
Mes hypothèses n’étaient pas logiques. Il devait y avoir une explication rationnelle.
J’étais perdu dans mes pensées quand la porte s’ouvrit. Kellian, armé de sa machette et flanqué de deux hommes qui le dépassaient d’une tête, me fit signe d’approcher de la sortie. Je me levai tant bien que mal (j’avais toujours les mains attachées) et m’avançai prudemment. Quand je fus dans l’encadrement de la porte, les deux hommes me saisirent chacun par un bras.
– Doucement, ordonna Kellian. Amenez-le sur la place. Nous allons voir ce qu’il sait faire.
– Pourquoi ? demanda l’un des hommes, surpris. Vous avez l’in-tention de l’enrôler ?
– Par les temps qui courent, un guerrier de plus peut toujours être utile.
– Mais êtes-vous certain qu’il n’est pas à la solde de l’ennemi ?
Kellian haussa les épaules et ne répondit pas. Quant à moi, j’avais envie de leur rappeler que j’existais et que je souhaitais déci-der moi-même de mon sort, mais je jugeai plus prudent de me taire – du moins pour l’instant.
Les deux hommes m’emmenèrent sur une place boueuse. Les villageois firent un grand cercle autour de moi. Les deux hommes qui m’avaient amené, à présent armés de longs bâtons, entrèrent dans le cercle, suivis de Kellian. Ce dernier s’avança vers moi, trancha mes liens à l’aide d’un poignard, me donna un bâton semblable à celui de ses hommes et me dit :
– Tu vas devoir nous montrer comment tu te bats. Si tu parviens à vaincre ces deux hommes, tu seras engagé pour défendre le village et ne seras plus considéré comme prisonnier. Sinon, eh bien, nous verrons ce que nous pourrons faire de toi.
– Je n’ai pas la moindre envie de me battre, ni de défendre votre village, rétorquai-je d’un ton agacé. Je ne sais même pas qui vous êtes ! Et vous n’avez pas le droit de…
La machette de Kellian vint se poser sur mon cou. Je me tus aussitôt.
– Je te l’ai déjà dit tout à l’heure, tu es en mauvaise posture pour discuter, me rappela le chef. Tu as pénétré sur nos terres, tu dois payer cet affront. Estime-toi heureux que mes hommes ne t’aient pas tué. Alors maintenant, montre-nous ce que tu vaux.
Il rangea sa machette et dit d’une voix forte :
– Que le combat commence !
Les deux hommes foncèrent immédiatement sur moi. J’étais figé sur place. Jamais je ne m’étais battu, et je ne pouvais tolérer l’idée de faire mal à quelqu’un. J’étais encore pétrifié quand le premier abattit son bâton sur mon épaule. Je faillis m’effondrer, titubai et me repris de justesse, et tentai vainement de parer le coup du deuxième. Il me frappa au niveau du genou, et je crus que ma rotule allait exploser sous le choc. Je vacillai et m’aidai de mon bâton pour garder mon équilibre. Je parvins à esquiver un autre coup du deuxième homme, mais je n’eus pas le temps de voir arriver celui du premier qui revenait à la charge. Je reçus le coup en pleine tempe. Je chancelai et m’écroulai dans la boue, sonné, sous les rires des villageois. Je restai allongé, incapable de me relever, sans réussir à entendre ce que disaient les deux combattants. Kellian dispersa la foule et vint se planter devant moi. Je ne pouvais pas bou¬ger, et il ne m’aida même pas.
– Que fait-on de lui ? demanda l’un des deux combattants.
– Laissez-le, répondit Kellian. Ce ne sera pas la peine de l’attacher. Il ne pourra pas quitter le village ; vu comment il combat, les gardes n’auront aucun mal à le maîtriser s’il tente de s’échapper.
Le combattant acquiesça, et lui et son compagnon s’éloignèrent en riant. Kellian attendit qu’ils fussent un peu plus loin, et me lança d’un ton dur et méprisant :
– Tu es pitoyable.
Là-dessus, il tourna les talons, me laissant seul dans la boue, toujours incapable de faire le moindre mouvement.
Il me fallut beaucoup de temps pour réussir à me relever et à marcher ; quand j’y parvins, la nuit était déjà tombée sur le village et les habitants devaient certainement dormir. Mes vêtements étaient plus sales que jamais, j’avais mal à la tête, mon genou et mon épaule me lançaient, et j’avais faim. Je n’aspirais qu’à prendre un bon bain chaud, un dîner copieux et dormir. Comme personne ne s’occupait plus de moi, je décidai de faire le tour du village dans l’espoir de trouver un moyen de m’enfuir. Mais Kellian n’avait pas menti : des gardes étaient postés un peu partout, et quand je tentai de franchir la limite du village, le seul bruit de leurs épées sortant du fourreau me fit faire demi-tour. Certes, je n’avais plus de liens, mais j’étais tout de même bel et bien prisonnier.
Tout en marchant sans but dans le village, j’entendis des voix lorsque je passai près d’une cabane. Je reconnus aussitôt la voix de Kellian, et je m’accroupis sous la fenêtre. Peut-être allai-je enfin découvrir un indice sur l’identité des villageois…
– … attrapé ce matin, dans la forêt, disait Kellian. Il avait l’air de ne pas trop savoir où il était. Je pense que ça doit être le gamin d’un paysan qui a dû faire une fugue. Peut-être aussi le fils d’un voyageur qui se sera perdu…
Il y eut un long silence, et Kellian reprit d’une voix hésitante :
– Vous ne pensez tout de même pas que c’est… lui ?
– Je ne sais pas, répondit un homme.
Il avait une voix calme, posée, et rien qu’au ton qu’il adoptait, je me doutais qu’il s’agissait sûrement d’un homme important, impo-sant le respect.
– C’est impossible, répliqua Kellian. Il ne sait pas se battre, et je crois même qu’il était particulièrement surpris de voir un village au milieu de la forêt. Et puis il a des vêtements très étranges, vous savez… Il vient peut-être des contrées lointaines.
– Nous ne devons négliger aucune piste. Il a peut-être été ramené par Weids.
– Weids n’aurait pas pu faire le chemin du retour. Son Mirage est mort, et il serait étonnant qu’il ait réussi à survivre si longtemps.
– Oui, tu as raison : il aurait sans doute eu du mal à revenir.
– Je crois que ce garçon n’est pas celui que vous cherchez. C’est peut-être un espion, qu’en sais-je…
– Je verrai demain. De toute façon, je l’emmènerai avec moi. Si c’est un gamin qui s’est enfui, je le ramènerai chez lui. Et si c’est un espion, je m’en rendrai vite compte et je le tuerai.
Je frissonnai. J’entendis le bruit de chaises contre le sol et me hâtai de quitter ma cachette. Je ne voulais en aucun cas être surpris à écouter des conversations qui, si elles me concernaient, n’étaient pas censées me regarder.
Je passai la nuit près d’un gros rocher, un peu à l’écart des cabanes, et fus réveillé par l’agitation des villageois qui me cherchaient. Je n’avais pas du tout envie de me montrer, mais sachant qu’ils finiraient par me trouver, je me dirigeai vers eux en traînant les pieds. Lorsque Kellian me vit, il se précipita vers moi et m’en-traîna dans la cabane où avait eu lieu sa discussion avec l’autre homme. Il me poussa à l’intérieur, me suivit et ferma la porte. L’autre homme en question se tenait près de la fenêtre, et quand j’entrai, il me regarda rapidement des pieds à la tête, puis ne s’intéressa plus à moi. Il avait des cheveux noirs et courts, de pâles yeux bleu-gris et portait des vêtements noirs, dans une matière ressemblant à du cuir. Une épée qui semblait avoir déjà beaucoup servi pendait à sa ceinture. Il avait un charisme impressionnant, et il m’inspirait une profonde appréhension.
– C’est lui, informa Kellian.
L’homme daigna enfin poser à nouveau les yeux sur moi, et cette fois-ci, il me détailla de manière plus approfondie. Je n’osais pas parler et je me sentais complètement stupide. Nous étions en démocratie, dans un pays libre ; j’avais le droit de m’exprimer, de dénoncer ces hommes si je le souhaitais ; quelqu’un finirait bien par s’apercevoir de ma disparition, les gendarmes étaient à mes trousses, et…
Non. Quelque chose ne tournait pas rond. Parler de gendarmes semblait totalement déplacé en cet endroit.
Je fus brusquement tiré de mes pensées par Kellian.
– Tu pourrais au moins saluer mon hôte.
Je bafouillai un vague « bonjour » à peine audible.
– Laisse-le, Kellian. Je pense que c’est un enfant perdu, et il ne sait pas ce qu’on lui veut. Je vais essayer de lui trouver un foyer sur le chemin.
– Ainsi, vous admettez que j’avais raison : ce n’est pas celui que vous cherchiez…
L’homme émit un petit rire moqueur.
– Tu trouves qu’il a l’allure d’un combattant ? Non, sérieuse-ment, cet enfant ne peut être celui que nous cherchons. Et je ne pense pas non plus qu’il s’agisse d’un espion. C’est un gamin quel-conque. Rien de plus.
« Enfant » ? J’avais seize ans, tout de même ! Je sentis la colère monter en moi, mais il valait mieux que je la réfrène. Et puis, si cet homme m’emmenait, j’avais certainement plus de chances de lui échapper qu’à tout un groupe de villageois.
– Restez-vous un jour de plus parmi nous afin de vous reposer ? demanda Kellian.
– Non, répondit l’homme. Je ne me suis que trop attardé. Je vais partir dès maintenant.
Kellian me fit signe de suivre l’homme.
– Tu vas rester avec lui, m’ordonna-t-il. Et je te conseille de lui témoigner beaucoup de respect.
Là-dessus, il me rendit mon sac à dos. Visiblement, il avait été fouillé, mais je constatai qu’il ne manquait rien. Kellian avait peut-être seulement cherché des indices sur mon identité.
À suivre…