À la tombée de la nuit, nous n’étions plus très loin du village. Il était entouré de hautes palissades en bois, et de part et d’autre de la grande porte encore ouverte se trouvaient deux tours de guet. Devant la porte se tenaient deux sentinelles qui portaient chacune une épée, une lance et un bouclier.
– Halte ! s’écrièrent les gardes alors que Galahad et moi nous apprêtions à franchir la porte. Vous êtes étrangers. Veuillez décliner votre identité et nous mettre au courant de vos intentions.
Ils n’avaient pas dégainé leurs armes mais semblaient prêts à le faire au moindre signe d’agressivité de notre part.
– Mon nom est Galahad, dit tranquillement celui-ci. Je voyage en compagnie d’un jeune paysan que j’ai trouvé sur mon chemin, et ce que je viens faire ici ne regarde que moi.
– Pardonnez-nous, Seigneur Galahad, répondit l’un des gardes. Nous ne vous avions pas reconnu. Nous ne nous attendions pas à vous voir par chez nous.
– J’ai eu un léger imprévu, expliqua Galahad en me désignant.
– Je vois. Vous pouvez passer, mais je ne crois pas que vous trouverez de place à l’auberge. Nous accueillons beaucoup de voyageurs ces temps-ci.
– Il est vrai que les routes sont peu sûres en ce moment. Les voyageurs préfèrent passer la nuit dans un village gardé, où ils risquent moins d’être tués dans leur sommeil.
Les gardes approuvèrent et saluèrent Galahad, qui me fit signe d’entrer. Il m’emmena à travers des rues mal pavées et des habitations en bois ou en pierres construites assez grossièrement. Nous croisâmes plusieurs personnes étrangement vêtues qui me dévisagèrent et me montrèrent du doigt. Je me sentais terriblement mal à l’aise ; j’avais l’impression de me retrouver au Moyen Âge, ou bien sur le tournage d’un vieux film.
Galahad dut sentir mon trouble car il accéléra le pas. Les gens le regardaient également, mais pas comme moi ; ils lui jetaient des coups d’œil à la fois craintifs, pleins de respect et d’admiration.
Après avoir traversé pratiquement la moitié du village, nous arrivâmes à une auberge. Une enseigne représentant trois dragons était accrochée au-dessus de la porte. Galahad entra sans hésiter.
L’auberge était bondée. Pratiquement toutes les tables disposées çà et là dans la grande salle à manger étaient occupées. Les voyageurs parlaient bruyamment ; certains paraissaient déjà à moitié ivres et criaient des mots inintelligibles. Cependant, lorsque Galahad eut refermé la porte et que les hommes s’aperçurent de sa présence, ils se turent immédiatement. On n’entendit plus que le raclement des fourchettes dans les assiettes et le bruit sourd des chopes de bière que l’on posait sur les tables. Un homme assez corpulent au visage rubicond, probablement le patron de l’auberge, surgit des cuisines, surpris de ne plus entendre aucun bruit. Il parcourut du regard la salle silencieuse, et ses yeux se posèrent sur Galahad. Aussitôt, il sourit et déclara :
– Ah, je comprends. Nous avons un invité de marque, aujourd’hui.
Il s’avança pour saluer Galahad et l’attira vers une petite table libre dans un coin de la salle. Je les suivis, conscient des regards qui pesaient sur nous. Puis, une fois que nous fûmes installés, les voyageurs se désintéressèrent de nous et reprirent leurs conversations, d’abord tout bas puis de plus en plus fort.
Le patron de l’auberge fit amener un gros plat de viande avec toutes sortes de légumes dont certains que je ne connaissais pas. Il y avait une quantité suffisante pour au moins dix personnes, mais je me sentais capable de tout avaler tellement j’avais faim. Le patron se joignit à notre dîner.
– Nous ne pensions pas vous revoir, Galahad, dit-il en se servant une bonne portion de viande.
– J’ai eu un petit imprévu, expliqua Galahad. Et je pense qu’il va modifier mes plans.
– Vous deviez traverser Syma pour des raisons secrètes, non ? Trouver un moyen de communiquer avec Weids, à ce que l’on dit ?
– Entre autres, mais je crois que je vais renoncer à ces projets pour le moment.
– Où allez-vous, dans ce cas ?
Galahad lui jeta un regard signifiant qu’il ne souhaitait pas partager ses desseins. Le patron changea aussitôt de sujet.
– Je suppose que vous allez passer la nuit ici, pas vrai ?
Galahad hocha la tête en signe d’approbation.
– Je n’ai malheureusement plus de chambre ; mais si vous le souhaitez, je peux déloger l’un des voyageurs…
– Non, ce ne sera pas nécessaire. Nous pourrons dormir dans l’écurie.
Le patron parut gêné.
– Je n’aime pas beaucoup laisser un homme de votre envergure…
– J’ai l’habitude de dormir dehors, l’interrompit Galahad. Ne vous inquiétez pas pour moi.
Au moment où j’étais en train de me demander si j’étais invisible, l’aubergiste se tourna vers moi.
– Qui est ce jeune homme ? demanda-t-il.
– Il s’appelle Gwenvael, répondit Galahad. Je l’ai trouvé en plein milieu de Syma. Il a été capturé par Kellian et ses villageois.
– En plein milieu de la forêt, dites-vous ? Cela pourrait-il avoir un rapport avec l’enlèvement de…
Galahad leva la main, et l’aubergiste se tut.
– Gwenvael, va te coucher.
Je regardai Galahad avec un mélange d’agacement et de surprise. Certes, j’avais fini de manger, mais j’avais seize ans, et il me semblait que j’étais suffisamment responsable pour décider moi-même de l’heure à laquelle je devais me coucher.
Comme je n’avais pas esquissé un mouvement, il répéta son ordre d’une voix calme.
– Je n’ai pas à vous obéir, rétorquai-je.
L’aubergiste me jeta un coup d’œil qui signifiait très clairement « toi, tu viens de signer ton arrêt de mort », mais je n’y prêtai pas attention. Je commençais à en avoir assez de l’attitude de Galahad à mon égard. Il n’avait pas à m’imposer ses décisions sans arrêt.
– Tu ferais bien de faire ce que je te dis quand je te le dis, répondit-il aussi calmement que s’il m’avait parlé de la pluie et du beau temps.
Cependant, son regard froid me fixait avec insistance. Je décidai de l’ignorer et ne bougeai pas.
– Écoute-le et obéis, jeune homme, intervint l’aubergiste.
– Je ne suis pas à son service, répliquai-je. Je ne suis pas son fils, je ne suis pas son prisonnier. Je n’ai d’ordre à recevoir de personne.
Cette fois, je sentis un frisson de colère parcourir Galahad. Il fit un geste pour se lever, mais fut retenu par l’aubergiste.
– Je t’en prie, jeune homme, fais ce qu’il te dit. Je ne veux pas de bagarre chez moi…
– Oui, ajouta Galahad d’une voix dure, et présente-moi immé-diatement tes excuses.
Des excuses ? Mais pour qui se prenait-il ?
– Laissez-moi tranquille, répliquai-je. Je ne vous ai rien demandé, et je n’ai pas à m’excuser de quoi que ce soit. Je…
Je n’eus ni le temps de terminer ma phrase, ni le temps de comprendre ce qui se passait. Une douleur fulgurante me traversa la cuisse gauche. Je poussai un cri de souffrance et regardai mon pantalon déjà maculé de boue et de sang séché prendre une teinte rougeâtre. Galahad était debout devant moi, l’air toujours parfaitement calme, épée en main, prêt à frapper de nouveau. Je me levai sans un mot et quittai précipitamment la salle, essayant de ne pas trop m’appuyer sur ma jambe blessée. Une fois dehors, je n’eus aucun mal à trouver l’écurie malgré le faible éclairage, et je me laissai tomber dans un coin sombre éloigné des chevaux, sur de la paille fraîche.
J’avais les larmes aux yeux, autant à cause de la douleur que de l’humiliation et la rage que j’éprouvais. Tout en traitant Galahad de tous les noms, je me déshabillai afin de constater l’ampleur des dégâts. La blessure me déchirait la cuisse jusqu’au genou, mais elle était superficielle et ne me laisserait aucune cicatrice. Galahad avait bien calculé son coup. Il m’avait suffisamment blessé pour me faire mal, mais pas assez pour m’empêcher de marcher. Je laissai échapper un juron supplémentaire à la vue des autres bleus que j’avais sur le corps. Je ne comprenais toujours pas comment j’avais fait pour me blesser, ni comment j’avais pu me retrouver dans une telle situation.
Je passai un peu d’eau de ma gourde sur la coupure qui saignait encore, puis me rhabillai. Je ne tenais pas à ce que Galahad me pose des questions sur mes blessures. Enfin, après avoir bu un peu, je m’allongeai sur la paille.
J’avais les yeux fermés mais ne dormais toujours pas quand Galahad me rejoignit beaucoup plus tard.
– Gwenvael, me dit-il.
Je ne répondis pas et tentai de respirer le plus régulièrement possible.
– Je sais très bien que tu ne dors pas. Alors tu vas m’écouter très attentivement.
Il marqua une pause. Je m’efforçais de rester immobile et silencieux.
– Premièrement, reprit-il, personne n’a jamais discuté mes ordres, et il n’y a pas de raison que ça commence avec toi. Deuxièmement, il y a certaines choses que tu ne dois pas entendre pour le moment. Troisièmement, sache que je peux te faire bien plus de mal que ce que je t’ai fait ce soir, alors ne t’avise pas de recommencer. Et quatrièmement, tu peux me détester tant que tu veux, ça ne changera rien.
Le ton qu’il avait adopté était calme et glacial. Malgré moi, je frissonnai. J’avais peut-être été un peu loin ce soir, mais je ne tenais pas à ce que Galahad obtienne de moi tout ce qu’il voulait si facilement. Je n’étais ni son fils, ni son serviteur, ni son prisonnier, comme je l’avais fait remarquer à l’aubergiste.
Je m’endormis sur cette idée-là.
À suivre…