Cette fille – Chapitre VI

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Dans un salon décoré dans un style Louis XV, Clotilde prenait le thé. Sur un petit guéridon, reposait un plateau en argent qui avait servi à porter la théière en porcelaine décorée de délicates fleurs peintes à la main. Les tasses venaient du même service et étaient adorables. Au milieu du salon, un piano à queue, évidemment. Quelques autres instruments s’éparpillaient ici et là. Une harpe. Un harmonium acheté il y a des années pour une bouchée de pain. Une majestueuse contrebasse. En face d’elle, un vieil homme, élégant, avec des cheveux blancs tombant sous les oreilles, lui donnant l’allure d’un personnage de Jane Austen. Il portait comme toujours un costume trois pièces, taillé par un vieil ami fils de russe blanc, dans un tissu italien, gris clair, adapté à la mi saison. Monsieur Kermarrec comme à son habitude portait un foulard autour du coup, cachant l’horrible cicatrice de sa gorge, marque d’une violente bagarre de sa jeunesse. Quand de sa voix de basse, encore sensuelle malgré son grand âge il dit :

« Cela me fait plaisir que tu viennes me voir, il y a des années que je ne te voyais plus. Tu continues le piano ?

– Un peu, quand j’en ai le temps.

– Je sais ce que ça veut dire, tu ne travailles plus.

– Je ne vais pas vous mentir. Mais quand Bonne maman est là, elle me demande de jouer, alors pour lui faire plaisir…

– Tu as raison. Il faut en profiter tant qu’elle est là, elle ne sera pas éternelle. »

Il y a de cela des décennies, une éternité, il avait était amoureux de la grand-mère de Clotilde. Une simple amourette adolescente. Mais il en conservait un tendre souvenir. Après une petite pause, il reprit :

« Tu n’étais pas mon élève la plus technique, mais tu avais ce je ne sais quoi de sensible. Si tu avais continué, je ne dis pas que tu aurais pu devenir une grande concertiste, mais on ne sait jamais.

 – Tout ça est loin. Et puis, si j’ai voulu vous voir, c’était pour discuter un peu de musique justement, mais pas de classique.

– De romantisme alors ? Tu as toujours bien aimé Chopin.

– Non, non. Je voulais parler de jazz. »

Il s’étouffa un peu, ayant avalé de travers une gorgée de cet excellent thé de Ceylan.

« Du jazz ? Tu ne voulais jamais en travailler quand je te le proposais.Tu disais que c’était plein de fausses notes.

– Oui, bon, c’est pas ma musique de prédilection. Mais là, j’aurais besoin d’éclaircissements pour un exposé à la fac. Vous aviez une formule bizarre.

– Du romantisme sur un rythme africain, avec des instruments militaires.

– C’est ça.

– Bon, va falloir que je te parle un peu d’histoire. Si j’avais envie de remonter à loin, je dirais que le début du jazz, c’est la sonate pour piano numéro 32 opus 111 de Beethoven. Tu veux l’écouter ? La partie intéressante, c’est le second mouvement, l’Arietta – Adagio molto, semplice et cantabile, dans sa deuxième variation. »

Il s’approcha de son gramophone, toujours en état de marche, ce qui était une de ses fiertés et chercha un vinyle dans une collection dont seul lui comprenait l’organisation,  le retira délicatement de sa pochette et le plaça sur le gramophone. Sans trop hésiter, il posa le diamant un peu avant le passage qui l’intéressait.

« Tu entends là, dans la première variation, on a un rythme de valse quasiment, c’est un rythme de 9/16, mais à la main droite, on a une alternance noire et croche, c’est un début de swing. »

Il laissa s’écouler la musique jusqu’à ce que débute la deuxième variation.

« Là ! Ça commence, tu entends ce swing. On est en 1822 quand même. Beethoven est le pivot entre le classicisme et le romantisme. Et c’est déjà du jazz. T’as des emprunts à d’autres tonalités. C’est dingue, non ?  Bon, ça c’est si tu veux vraiment remonter loin. Après, le jazz, ça naît vraiment en Louisiane. Tu sais pourquoi ?

– Non.

– Le code civil !

– Hein ?

Et bien oui. La Louisiane est le seul état américain à avoir conservé le code civil napoléonien, c’est même un des nœuds de l’intrigue d’un Tramway nommé désir, la pièce de Tennessee Williams dont Elia Kazan a fait un film avec un Marlon Brando tout en muscles et en transpiration dans un t-shirt trop petit. Il viole sa belle-sœur, Blanche DuBois. Mais pour ne pas choquer les spectateurs à l’époque, c’est représenté à l’écran par un miroir qui se casse. Blanche est jouée par Vivien Leigh, tu sais Scarlett dans Autant en emporte le vent.

– Quel rapport avec le jazz ?

– Bon, le code civil prévoit que le père doit subvenir à l’éducation de ses enfants même illégitimes. Le droit anglo-saxon ne s’embarrassait pas de ce genre de considérations historiquement. Alors, si un maître mettait en cloque une de ses esclaves, ou de ses servantes après l’abolition de l’esclavage, il devait payer une éducation à l’enfant. S’il voulait lui éviter de faire des travaux pénibles, physiques, mais aussi l’éloigner de la vie politique de l’État, il suffisait d’en faire un artiste. Un musicien, c’est très bien, ça anime les soirées mondaines, personne ne le prend au sérieux, mais il ne sue pas trop à la tâche. Là dessus, en Louisiane se rajoute un contexte culturel. C’est la porte d’entrée du monde caribéen, les Français et les Espagnols de Cuba toléraient un peu plus les résidus de coutumes africaines, les vieux dieux vaudous cachés sous le nom des saints catholiques, là où l’aridité protestante ne permettait pas ces fantaisies. Tu as les esclaves dont on tolère les traditions, les danses françaises, la musique classique. Et puis ce gars, Gottschalk. »

Il s’arrêta, retira le disque. Fouilla dans sa collection et en prit un autre qu’il sortit de la pochette et posa à la suite sur le gramophone. La musique commença.

« Là, tu vois, c’est le Banjo, on est déjà dans les préludes du jazz new-orleans, Il s’inspire des techniques rythmiques des joueurs de banjo justement. »

Il déplaça le diamant.

« Là c’est un morceau intitulé Bamboula. Ça s’inspire des danses des fêtes des esclaves le dimanche. Et tout ça, en pleine époque romantique. Bon, tu prends ça, tu mélanges avec une influence espagnole lorsque les soldats américains revinrent de Cuba avec des guitares après la guerre contre l’Espagne en 1898, les Irlandais qui amenèrent une ambiguïté entre majeur et mineur avec leurs modes dorien et mixolydien, les Texans qui jouaient aussi de la guitare à force de fricoter avec des Mexicains, et la guerre de Sécession où les noirs intégrés à l’armée jouèrent des instruments de fanfare, saxophone, trompette, trombone. Tu secoues ça, tu laisses mariner quelques décennies, Scott Joplin joue du ragtime. Et Jelly Roll Morton écrit sur sa carte de visite qu’il a inventé le jazz. C’est marrant, non ?

– Sans doute.

– Tu sembles pensive.

– Non, rien, merci beaucoup Monsieur, ça m’a été utile. Si vous pouvez me noter toutes les références.

– Oh mais bien sûr. »

Et pendant qu’il écrivait sur un papier déchiré d’un carnet, il insista.

« Tu es sûre que tout va bien ?

– Je suis simplement un peu fatiguée en ce moment.

– La fac, je suppose.

– Oui, oui, la fac.

– Seulement la fac ? Tu manges bien ? Tu dors ?

– Manger ça va. Dormir, c’est plus compliqué.

– Des soucis ? »

Elle ne savait quoi lui dire, mais après tout, c’était peut-être l’occasion de parler à cœur ouvert avec quelqu’un qui ne l’avait jamais vraiment jugé, en dehors de son manque de travail au piano.

« Et bien, il y a quelqu’un…

– Il est mignon ?

– C’est plus compliqué.

– Il t’empêche de dormir ?

– Oui.

– C’est pas si compliqué.

– C’est pas un garçon.

– Ah !… Et alors ?

– Je ne sais pas. Je ne l’avais jamais envisagé.

– Parce que c’est un péché ? Au pire, l’Église condamne le péché, mais jamais le pécheur. Dieu est miséricorde et la chair est faible. Tu verras bien ce qui se passe. »

Alors que la conversation se poursuivait sur un ton badin, l’heure avançait et finalement, Clotilde, après les politesses usuelles, rentra chez elle, pensive. Monsieur Kermarrec avait toujours été de bon conseil. Mais d’habitude, c’était pour la musique, les lectures et les études. Cela n’avait jamais été aussi intime. Car, de toute façon Clotilde n’avait jamais eu de conversation aussi intime. Les questions liées à l’amour avait pour elle été limitées à la procréation, et la contraception. Tous conservateurs qu’étaient ses parents, ils avaient voulu qu’elle soit avertie de ces choses, pour éviter un drame. Sa mère disait toujours qu’il valait mieux un petit péché de contraception, qu’un grand péché d’avortement. Mais comme Clotilde n’avait jamais été très intéressée par la chose et que l’amour se limitait pour elle à ses lectures…

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4 Commentaires
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Mahé Marie
5 années il y a

Cette phrase me gêne dans sa tournure : "et y posa un vinyle après l’avoir cherché quelques instants dans une collection dont seul lui comprenait l’organisation, et délicatement retiré de sa pochette."
Côté dialogue je mettrais devant chaque intervention un –
Je vais d’étonnement en…. Je n’ai même plus de mot… Tant d’informations nous sont jetées à la figure qu’on a un peu de mal à ne pas relire les paragraphes plusieurs fois. Tu es un O.V.N.I. ???

Mahé Marie
5 années il y a

Et pour le reste et notamment ma grande interrogation finale ????

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