J’ai toujours rêvé d’être présentateur d’une émission de télévision. Pas pour la gloire ou la reconnaissance, mais pour le partage. Pour pouvoir dire à tous ce que personne ne veut entendre. Pour désobéir aux attentes, en prônant ce que les gens devraient savoir, plutôt que ce qu’ils ont envie de voir.
Assis à un bureau garnis de gravures, cela faisait déjà plusieurs minutes que je n’écoutais plus les longs monologues de ce professeur de philosophie, qui mentionnait le courage sur un ton condescendant, et qui s’écoutait encore une fois parler devant un conglomérat de formes dormantes. De mon côté, j’essayais de déchiffrer quelques-unes de ces inscriptions, de ces marques du passé, grattées aléatoirement sur la surface de bois brun. J’essayais de comprendre les dialogues indirects de jeunes cœurs enivrés, peut-être pour la première fois.
Je décodais les injures d’âmes blessées, pleines de fautes d’orthographe, probablement ennuyées par une leçon bien trop longue, et qui, par de plus fraiches gravures, avaient été corrigées, comme si l’on avait voulu les soigner. Ces attentions, certes utiles à une meilleure compréhension des messages originaux, me paraissaient pourtant étranges. Rendre des mots aussi laids plus beaux partait sans doute d’une bonne intention, mais j’avais du mal à en saisir la finalité. Car s’il est un mot détestable, ne le devient-il pas moins lorsqu’il est mal écrit ? Ne perdrait-il pas le sens que sa justesse lui donne ? Une insulte, biaisée par quelques lacunes lexicales, ne serait-elle pas plus belle qu’un mot d’amour raturé ?
Je me suis demandé alors ce qui comptait le plus ; ne rien dire, car on ne sait pas comment le faire, ou dire correctement quelque chose que l’on ne devrait jamais dire. Peut-être aurais-je préféré voir mon père exprimer maladroitement son amour, que mettre correctement ses coups. Peut-être aurait-il mieux fallu qu’il pleure mal, plutôt que de bien faire l’ivrogne. Maintenant, il est en prison, il parait qu’il s’y trouve bien. Il nous a envoyé une lettre, à ma sœur et à moi. Une seule lettre, que nous avons eu la stupeur de recevoir à Noël, cette année-là. Une seule lettre en huit ans. Il s’y excusait. Il s’y excusait beaucoup. Mais, ses mots gorgés de fautes ne nous ont pas donné une seule seconde l’eau à la bouche. Quel intérêt ? Il n’était plus là. Il ne l’avait jamais été. Aurait-il mieux fallu qu’il se taise ? Huit ans pour ça… c’est triste. Cela dit, je ne pouvais m’empêcher de me demander quelle fut l’intention de cette lettre. Il ne parlait pas particulièrement de vouloir nous revoir, il n’a fait que mentionner que nous lui manquions. Enfin, « menkion ». Toutefois, m’aurait-il convaincu s’il n’y avait eu aucune faute dans sa lettre ? Ses excuses auraient-elles été si vaines ? Certainement qu’il aurait été moins laborieux de la lire, mais tout aussi difficile.
Je regardais par la fenêtre, alors que les quelques camarades avec qui je partageais une certaine sympathie s’étaient assoupis sur leurs bureaux, ou sur l’écran coloré qu’ils tenaient presque tous en main. Je n’avais plus aucune envie d’être là. L’enseignant n’était devenu qu’un bruit de fond ronronnant et monotone, rythmé par le choc de ses pas sur le sol. Tout ce qui m’intéressait sur le moment, c’était de savoir lequel de ces écureuils allait repousser l’autre de son arbre. Mais, cela ne dura pas. L’image de cette lettre me revint de nouveau, c’était tout de même douloureux. Quelle pouvait bien être son intention ? Quel était son but ? Pourquoi est-ce qu’il n’a pas appelé ? Pour nous dire ça, il aurait pu économiser une feuille de papier et beaucoup de labeurs cognitifs.
Alors pourquoi est-ce qu’il a fait ça ? L’intervenante qui nous avait suivis après son incarcération nous avait avertis qu’il réessayerait probablement de nous contacter un jour. Elle nous avait dit que cela faisait partie de sa thérapie, et de la nôtre. Elle nous avait dit de retourner la voir si un jour nous avions des nouvelles. Ce que l’on a fait. Mais en huit ans, le bureau où elle avait accueilli nos larmes d’enfants s’était transformé en fast-food. C’était comme si nous nous étions endormis pendant toutes ces années, bien cachés derrière un masque joyeux aux allures de clown. Il a surement eu un suivi, lui. Il a certainement eu la chance de voir plein de professionnels s’affairer à son bienêtre, car « oui, c’est un criminel, mais c’est avant tout un homme qui souffre ». C’était à ce moment-là que j’étais sorti du bureau de l’intervenante pour faire quelques trous dans le plâtre des murs du couloir. Après tout, celui qui m’avait appris à exprimer mes émotions ne m’avait montré que cette méthode. Ils ne m’avaient pas demandé de rembourser les dégâts ce jour-là. Je ne les avais pas remercié.
Mais pourquoi cette lettre après huit ans d’un silence total ? Se serait-il soudainement senti coupable, ou investi du rôle qu’il n’aurait jamais dû essayer de décrocher ? Ou bien n’avait-il fait que ce que l’on attendait de lui ? Ne serait-ce donc que cela ? Une consigne que quelqu’un lui aurait donnée, et qu’il aurait suivie pour avoir quelques avantages de plus en prison ? Comme on donne de bonnes notes à un élève qui recrache par cœur sa leçon, mais qui n’aurait rien compris à son contenu. Pourquoi ne lui avaient-ils pas corrigé dans ce cas ? Avait-il réellement compris ce qu’ils essayaient de lui apprendre ? Ont-ils seulement compris ce qu’il avait fait, ou n’est-il qu’un dossier de plus sur leur bureau ?
Je me perdais dans ce questionnement confus, quand une goutte de tristesse vint se loger au coin de mon œil droit. Si l’enseignant m’avait posé une question à cet instant, cela aurait été un horrible moment à passer, c’est sûr. Il fallait que je me ressaisisse, que je renonce à toutes ces émotions invasives. Je n’étais pas assis dans cette classe pour me morfondre ; en théorie, j’étais ici pour apprendre. Pas pour comprendre, pour apprendre. Quand j’allais sortir de l’école, je devais être utile. Je devrais savoir pour quelqu’un, faire pour quelqu’un, ou décider pour quelqu’un. Cela dépendra combien d’années ces bancs, gravés de malice, réussiront à me retenir. Un peu comme mon père au fond. Faire partie d’un rouage carcéral dans lequel ma liberté se résumerait à laisser le divertissement contenter mes émotions. Était-ce là ce à quoi je devais aspirer ? J’avais trop longtemps porté ce masque de clown. Je ne voulais pas un rôle, je ne voulais pas être choisi. Je ne voulais plus être l’enfant abandonné, celui qui réussira certainement en finance, en musique, ou en prison. Je ne voulais plus voir le monde comme une entrave. Alors, je devais comprendre. Comprendre pourquoi mon père avait disparu. Comprendre pourquoi je pleure en regardant deux écureuils se battre.
À cette seconde précise, une voix me demanda : « Et pour vous, Monsieur le rêveur ? Qu’est-ce que cela reflète, le courage ? » Je me rappelle mot pour mot ce que j’ai répondu à mon enseignant durant la seconde qui suivit, lorsque le temps avait lui-même cessé de respirer. Je me suis d’abord levé, puis j’ai rangé mes affaires dans mon sac. Un malheureux stylo noir, et un bloc-notes où quelques phrases de cours côtoyaient de créatives calligraphies colorées. Ensuite, je lui ai dit, calmement : « Le courage, c’est la force qu’on a tous, qui arrête la douleur que nos émotions nous procurent sans scrupule. C’est la force qui donne à n’importe qui, la possibilité de faire le choix d’être libre. De se libérer de soi-même. »
Puis j’ai quitté la salle de classe. Je me sentais bien. Je me sentais libre. J’ai rejoint la prison de mon père en bus. Un trajet suffisamment long pour savoir ce que je devais lui dire. Je n’en avais pas envie. Mais je ne me donnais pas le choix. Je devais être courageux. Nous nous sommes fait une embrassade, une seule. Il m’a dit : « Salut fiston. Alors… toi… t’as reçu ma lettre ? J’pensais pas que t’allais vouloir voir ma tronche un jour. Comment… euh… comment tu vas ? » J’ai pris une profonde inspiration, et sans aucune colère, je lui ai dit : « Je ne t’en veux pas. Je ne pourrais jamais te pardonner, car tu es indigne, mais je peux comprendre. Je peux comprendre que ton père était encore plus saoul que tu ne l’étais toi-même. Mais lui, il n’avait pas accès à la connaissance pour s’en sortir. Toi tu as eu cet accès, mais tu as choisi de combler ton manque paternel en cédant à tes émotions, à tes envies. Tu as manqué de respect avant tout à toi-même. Tu n’as pas respecté ce qui te différencie du chien. Tu n’as pas eu de courage. Jusqu’à cette lettre. Et pour cela, je ne t’en veux pas. ».
Il n’avait pas dû comprendre grand-chose, mais il avait entendu. Et il avait compris que nous ne nous reverrions probablement pas de sitôt. Il devait vivre avec, je devais vivre sans. Le lendemain, je me suis excusé auprès de mon enseignant. Il m’a dit que j’avais son respect. Cela m’a suffi. Le cours suivant, j’ai été assidu, j’ai même participé trois fois ! J’ai vu un lien complice, purement intellectuel, qui commençait à se créer entre lui et moi, cours après cours. J’ai trouvé cela presque ésotérique, cette sensation de comprendre avec quelqu’un, quelque chose de compliqué. C’est difficile, mais c’est plaisant. On aurait dit une forme d’empathie particulière. J’ai appelé ça la raison.
Néanmoins, je ne suis pas ici, devant vous, ce soir, chers téléspectateurs, pour parler de ma vie, mais bien de celle de notre invité ! Un invité très spécial aujourd’hui, car il s’agit de mon père.
Bonjour Sylvain.
Tu sembles avoir une jolie écriture, malheureusement tu ne fais pas de paragraphes et c’est pour moi illisible parce que je m’y perds après une quinzaine de lignes.
Bonjour Haldur,
Je comprends que cela peut-être un frein à la lecture. La mise en page originale a un peu été mise à mal par la copie sur le pen ^^.
Merci pour ton commentaire, personnellement, je n’aime pas trop sectionner mes textes en pleins de paragraphes, mais, encore une fois, je comprends que ce ne soit pas forcément agréable pour les autres. 🙂
Bonne journée à toi !
C’est beaucoup plus agréable comme ça, merci beaucoup.
Ton sujet est difficile, les derniers paragraphes sont très beaux, la fin est géniale !
Whaou, merci beaucoup, ça me touche.
Étant éducateur spécialisé, j’ai une inspiration infinie venant des personnes avec qui je travaille. On a parfois tendance à oublier la vie des autres dans nos sociétés axées sur la réussite personnelle… Évidemment j’aime romancer un peu ces inspirations, mais parfois on tombe sur des cas qui sont si incroyables (pas forcément dans le bon sens du terme d’ailleurs..), que ça vient me chercher aux tripes. Ma façon à moi de décharger c’est en écrivant. Ça redonne du pouvoir sur ses émotions je trouve.
Belle leçon d’humanité !
Bravo
merci !