Vieux

5 mins

    Tout parait animé dans ce parc. J’observe paisiblement quelques écureuils s’adonner à leurs poursuites ondulatoires dans les arbres, ou esquiver quelques jeunes enfants comme le ferait une rivière silencieuse. Pourtant, il me semble qu’il y a du bruit. Beaucoup de bruit, même. Les voitures qui accélèrent ou freinent en flots continus rythmés par des lumières colorées, les torrents de vélos qui ruissèlent dans les rues, ou la cacophonie ordinaire des allers incessants des passants, torturés par leur quotidien citadin insipide.

    Toutefois, je ne les entendais plus. Cela faisait douze ans maintenant que mon ouïe avait succombé à mon âge. Mais je l’avais accepté. J’avais mis du temps, au début, je refusais d’entendre que je ne pouvais plus le faire. C’était dur, c’est sûr, mais j’avais Josée. C’était comme une partie de moi, mais plus forte, et plus tendre, qui ne m’a jamais quitté. Enfin, si, mais elle l’a fait correctement. Peut-être est-ce la dernière fois que je pose mes yeux sur ce parc, animé par ce souffle incandescent qu’on appelle la vie. C’est ce que je me disais depuis des années déjà. Ça m’aidait beaucoup à continuer de vivre, étrangement.

    Avant, elle venait avec moi au parc, puis sa présence s’est raréfiée jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger, figée dans son lit d’hôpital. Nos enfants étaient là, tristes, un peu honteux de ne pas avoir été présents à ses côtés pour affronter la maladie avec elle. Toutefois, il émanait de leurs complaintes une certaine fierté, qu’ils ne dissimulaient aucunement à nos petits-enfants. Eux, ils fuyaient. Leur monde moderne les clouait sur leurs écrans, comme s’ils pouvaient cacher leur peine derrière un peu de couleur animée. Moi je savais qu’ils souffraient. Ils venaient de perdre celle qui fut un jour leur origine, c’est certain que cela fait réfléchir, certain que cela fait remonter les priorités que notre monde a peu à peu oubliées. On peut les ignorer, mais elles restent là.

    Je suis né à la campagne, comme mes sœurs et mon frère. J’ai aidé notre père, sous le soleil accablant que j’ai vu inonder la large plaine de chez nous une bonne quinzaine de printemps. Après je suis devenu machiniste, en ville, quand l’industrie est arrivée derrière son voile de fumée grisâtre. C’était une belle job, difficile, mais payante. À l’époque, on méritait encore un peu notre salaire, et lorsqu’on pouvait en dépenser, on pensait d’abord aux anniversaires de nos parents avant d’acheter une nouvelle télévision. J’aurais aimé voir un peu plus mes enfants, c’est sûr. Mais, ils n’ont jamais manqué de nourriture ni de chaleur, au moins. Cela me rassure de le voir ainsi.

    Puis, les voyages. La Turquie, l’Italie, le Brésil, la Chine, l’Équateur, toutes ces belles années en ta compagnie, ma Josée. Tu me manques parfois. Non, c’est faux. Tu me manques tout le temps. Quand nous sommes rentrés au pays, les choses changeaient à vue d’œil. Le vent avait tourné, et plus les années passaient, plus l’on manquait de respect. Ils se sont mis à tous devenir fous. Ils parlaient de profits, nous parlions d’êtres humains. Nous ne nous sommes pas entendus. Oh, et cette douleur à la jambe, ah ! Cette foutue douleur qui me lance du talon à la hanche chaque jour depuis cinq longues années. Cinq années sans toi, ma Josée. Comme si cette canne en bois était la seule façon que j’avais trouvé de te remplacer.

    Hier… non, lundi. Du mois de… ah ! Non, ça recommence, je ne me souviens plus. Je connais les mots, mais je ne peux pas les dire. Quand mon petit-fils est venu me voir, je ne sais plus quand donc, j’ai voulu lui parler de mon passage dans l’armée, mais il a finis par me tendre la bouilloire avec un air inquiet. Je crois qu’il n’a pas compris ce que je lui disais. Ou alors c’était moi qui disais n’importe quoi. Peu importe, je suis fier de mes petits-enfants. Même si je ne peux pas leur dire, je le pense. Je ne comprends pas trop ce qu’ils me racontent parfois, mais ils viennent me voir, et ils semblent être heureux. Je ne me souviens pas toujours de leurs noms, mais je sais qu’il y en a un qui est à l’université et qu’il est très doué en sciences. De fils d’agriculteur à diplômé en sciences, quelle fierté !

    J’ai eu du mal à accepter tout cela au début. Père, puis grand-père, en si peu de temps. Les saisons s’accélèrent quand on vit, et personne n’aime voir l’hiver se pointer en automne. J’aime ce parc en hiver, on y trouve une certaine quiétude. Enfin, maintenant que je sais comment éteindre mes oreillettes, il y règne un silence bienveillant. Les gens ne savent pas que je ne les entends pas. Certains me sourient, d’autres me fuient. Depuis quelques années, je perçois à travers le regard des passants, un certain mépris. Parfois, c’est de la fausse pitié, parfois c’est une forme d’arrogance singulière. Comme si, pour eux, je n’étais plus utile, je n’étais qu’un poids mort, comme si je leur coutais cher. Au début, je ne comprenais pas, et puis cela m’a attristé. J’ai pleuré, une fois, à cause de cela. Ou peut-être était-ce à cause d’autre chose. Mais ensuite j’ai compris.

    À mon époque, il restait une place pour la… euh… ah ! Je ne m’en rappelle plus. En tout cas depuis, on dirait que tous les p’tits jeunes sont des p’tits cons, et tous les vieux sont des vieux cons. C’est ce qu’ils disent tout le temps à la télévision. Je suis un vieux, et je ne sers plus à rien. Triste sort pour une vie entière vendue pour qu’ils aient droit à ce dont nous rêvions. J’espère garder ma maison, j’y tiens, à ma maison. C’est moi qui l’ai construit, avec mon frère. Avant son accident. C’était le premier deuil que j’ai eu à affronter, et cela m’énerve terriblement de ne pas réussir à m’en souvenir.

    Je suis vieux. Comme s’ils ne voyaient qu’un masque. Comme si j’étais trop lent, trop aigri, trop fatigué. Je le suis, trop fatigué. Je suis peut-être celui qu’ils ne veulent pas devenir, un gringalet au dos voûté, assis sur un banc du parc, tous les jours, entre le repas de midi et l’heure de la collation. Je rentre avant la sortie des classes, parce qu’une fois une dame est venue me voir pour me dire que je faisais peur à son enfant. Cette fois-ci, je suis sûr que j’avais pleuré pour ça. J’ai eu peur de retourner au parc, j’ai eu peur de moi-même. C’est mon fils qui m’a fait sortir, il est digne de sa mère, mon p’tit gars. Il vit chez moi, avec sa famille. Avec ma famille. Une chance que ce soit à la mode de reprendre un parent à la maison, on leur donne même de l’argent pour ça. C’est tout de même trop peu pour eux, je pense, mais ça a au moins le mérite d’être là. Je crains un peu qu’ils oublient leurs enfants à force de vouloir être bon partout et tout le temps. Je le vois bien, ils vieillissent à vue d’œil. J’essaye de leur dire de faire attention, mais je ne sais plus faire ça non plus, et ils me répondent en général que je radote en soupirant. Les trajets à l’hôpital, à l’école, au travail, les crises, les disputes. Je vois peu à peu qu’ils deviennent un peu plus avares en amour. Heureusement que les repas en famille que j’insiste encore à organiser leur font faire quelques pauses. Et j’avoue que je me sens moins seul dans ces moments-là.

    En tout cas, je sais que j’ai accompli mon devoir d’humain; j’ai une famille, j’ai été heureux, j’ai été malheureux, j’ai mangé, j’ai vécu, et assez longtemps pour voir l’humanité accomplir des miracles. Quoi rêver de mieux qu’une vie dans laquelle il y a de l’amour ? Une vie remplie d’argent ? Pas sûr. Maintenant j’attends, j’attends patiemment le jour où je tomberais dans mon plus long sommeil, et où je pourrais me souvenir de ma vie, et me délecter de ces instants intemporels qui ont fait de moi qui je suis. Je ne cherche plus la richesse, car cela n’est rien, je ne cherche plus le pouvoir, car je n’ai rien à prouver, je ne cherche plus l’amour, car je l’ai savouré. Je cherche seulement à être respecté pour ce que je suis, pour pouvoir partir l’esprit libre, en sachant que j’ai eu une dignité jusqu’au bout. Ah, voilà, c’était cela, le mot qu’il me manquait; la dignité.

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5 Commentaires
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Haldur d'Hystrial
1 année il y a

Très bien ici encore ! J’aime beaucoup le fait que tu parles de l’humain et de l’amour, contre la voix de la finance. Si tout le monde pouvait penser à cela !

Noelle Nolwen
1 année il y a

Très joli, cela veut dire qu’en vieillissant on revient à l’essentiel de sa vie ?

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