Pourpres et blancs

4 mins

    Perchés au bout du quai, les volatiles d’ordinaire éclatant, semblaient grisâtres sous les derniers feux du jour. Ils piaillaient, se racontant les probables larcins qu’ils avaient commis aujourd’hui, dans le monde des hommes. Je les regardais, sans bruit, immobile. Je voyais en eux une certaine sincérité. Les nuages s’assombrissaient, révélant leur noirceur au-dessus d’une mer jusque-là indifférente, qui continuait de se mouvoir calmement. Le métronome du flot incessant des vagues frappait les pierres du port, annonçant que l’ultime concerto allait débuter.

    L’introduction se fit en douceur, peu à peu, les railleries désagréables des oiseaux moqueurs devinrent l’ostinato, et me rappelèrent certains éléments d’orchestre qui semblent inutiles, mais dont l’absence fait grand bruit. Je replongeai dans mon enfance, bercé par les planches de bois sur lesquelles j’étais assis, et qui me rappelaient la tendresse maternelle des bras affectueux que j’aurais aimé connaître davantage. Un éclair zébra le ciel, se reflétant dans une eau qui sembla tout à coup paniquer à l’approche de l’orage. Ce coup de cymbale silencieux annonçait l’arrivée brutale des percussions. Le tonnerre raisonna dans mon corps, comme s’il provenait de mes entrailles. C’était audacieux, entrer ainsi dans le vif du sujet, et saisir l’auditoire comme le maître demande le silence à sa classe avant de donner sa leçon. Cet avertissement, sec, vibrant, laissa sa place à un subtil cliquetis. Une mélodie délicate qui montait crescendo, là était le parti pris de cette sinistre composition.

    J’ai vu mon enfance, les débuts difficiles. J’étais différent. Je le suis toujours. Pas différent comme tout le monde, mais différent pour tout le monde. Chaque goutte qui tombait sur ma tête était gorgée de mépris, d’incompréhension ou de haine. Chaque année, ces gouttes se faisaient plus lourdes et plus nombreuses. Chaque année, j’absorbais ce flot qui devint continu, le laissant s’immiscer par tous mes pores. J’étais maintenant trempé. À l’unisson, les violons humides brouillaient ma vision d’un voile de souvenirs douloureux. Un second éclair illumina la scène. Il était plus près, plus puissant que le précédent. Les grosses caisses firent presque arrêter mon cœur. L’intensité accelerando de ce muscle brisé ébranla mon esprit. Un instant j’oubliais, un instant je ne pensais plus. J’étais régit par la cacophonie.

    J’ai pensé à cet homme qui voulait que je le nomme père. J’ai revu les miettes de plâtre sur le parquet, que je devais ramasser le soir en rentrant de l’école. J’ai senti le verre brisé entre mes doigts, celui qui jonchait souvent le sol de la chambre où il dormait parfois avec maman. Les mouettes s’étaient rassemblées, sans doute que l’orage du large leur livrait leur pitance de ce soir. Ces instruments à vent et à bec déchainèrent leur passion sous le souffle crescendo de leur porteur. Un déferlement improvisé de cuivres me surprit, lorsqu’une rafale renversa l’étale d’un pêcheur, abandonnée à la hâte, dispersant quelques conques qui sonnèrent la fin d’un acte. Cette surprise fit rejaillir l’angoisse.

    Les images longtemps disparues, rejetées de ma mémoire par la sagesse de mon esprit, reprirent vie dans la foudre qui brulait les nuages obscurs au-dessus de ma tête. La douleur du ciel déchiré se dispersait fortissimo autour de moi, et je me souvins. Ce bruit sourd de la chute d’un poids mort sur le carrelage de la cuisine m’envahissait de nouveau. Je me rappelais maintenant chaque détail, chaque couleur. Pourpre et blanc. Je me rappelais les partitions d’une symphonie cendrée sur les bras de ma mère, où les notes s’agençaient au rythme des mégots qui tombaient sur le sol. Cette esquisse harmonique qui semblait si facile à reproduire, annonçait l’écriture funeste d’un dialogue à quatre mains dont je n’ai saisi que la fin. Puis, l’interlude. Ce flottement sans temps pendant lequel il s’était retourné vers moi, les yeux vidés d’esprit. Pourpres et blancs. Il avait ce je ne sais quoi de folie. Ce compositeur naïf s’approchait doucement, persuadé d’accomplir sa 5ème symphonie. C’était comme cela qu’il m’appelait les jours de beau temps. Une autre décharge céleste m’empêcha de revoir l’animal disgracieux se saisir de sa proie. Tous les organes se superposaient, la texture de ce concert d’automne devenait des plus âpres.

    Puis vinrent les chœurs, monotones, tristes souvenirs d’un quotidien terne et insipide. Je m’étais habitué aux railleries, car j’avais appris à reconnaitre ceux qui me faisaient du mal pour satisfaire leur propre souffrance, et ceux-là n’ont jamais obtenu mon pardon, seulement ma pitié. Mais pour les coups, les sévices, je ne pense pas qu’il existe de réelle façon de s’y habituer. Certes, la fracture rend l’os solide, mais au prix d’une douleur qui reste. Soudain une mélodie toute particulière perça les nuage d’un fugace rayon de soleil. Cette caresse chaude et rassurante me fit entendre la voix timide de cette femme, celle qui avait ponctué l’arythmie décadente de ma vie. Puis les nuages la recouvrèrent, comme le reste. Me voilà décidé. La coda retentit, baignée dans ces eaux de feu céleste. L’orage comme seul juge, j’ai amorcé ma dernière chute.

    J’ai senti mon esprit s’endormir, dissocié du reste de mon corps. J’entendais les instruments en canon, je voyais les images se détacher peu à peu des sons. Ça y est, les pilules pourpres et blanches qui avaient composées mon dernier repas commençaient à se fondre dans mon sang. Bientôt le repos, bientôt le silence. Je voyais les formes aviaires tourner sous les nuages sans les entendre. Le tremolo de mes muscles me murmurait que j’avais froid, mais je n’écoutais plus, trop envahi par l’ensemble détonnant. Enfin, cette délivrance tant attendue pointait au large. J’avais avalé les deux dernières pastilles de mort qui roulaient au fond de ma poche depuis quelques jours. C’était juste au cas où. Au cas où le choc de mon corps brulant dans l’eau glaciale ne me rendrait mes esprits. Je ne voulais prendre aucun risque. J’ai senti mes paupières s’effondrer, alors qu’un grondement lourd transperçait l’accalmie. Mes doigts fins roulèrent le long des planches rugueuses du quai qui semblaient vouloir me retenir. J’eus l’impression de tomber durant des heures, apaisé par les lointains râles rauques qui faisaient trembler le ciel.

    La foudre, la pluie, le vent et l’eau, ce quatuor majestueux m’emportait enfin en son sein. Les vagues anarchiques qui me tendaient les bras ralentirent brutalement ma chute vers l’obscurité. Je saisi cette étreinte avec fermeté, comme un enfant s’accrocherait, par amour, aux jambes du pire des parents. La quiétude qui régnait en ce lieu, ignorant les remous de la surface, noyait les déflagrations harmoniques d’un firmament indiffèrent, trop absorbée par son chef d’œuvre acoustique. Dans ce silence infini, ou la force de l’eau écrasait mes tympans, ou le temps et l’espace n’étaient plus, tout devint limpide. Sous les applaudissements de la pluie sur la surface agitée, j’ai salué l’auditoire extatique, avant de quitter la scène d’un malheur accompli.

Il me semblait que je souriais.

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2 Commentaires
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Haldur d'Hystrial
1 année il y a

Bonjour à nouveau. Tu as une très belle écriture, merci.

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