Il fut un temps où je n’étais pas encore seul. À une époque où l’on voyait le sol, où l’on humait la fraîcheur. J’étais fier, mais j’étais faible, et je ne voulais qu’une chose ; grandir. Dépasser mes frères et sœurs, et surplomber leur dense chevelure orangée sous les rayons d’un soleil d’automne. Voir loin, voir aussi loin que je l’eusse pu, au-delà des collines.
Au début, nous étions forts, ensemble, un amas de bras qui s’entremêlent et qui faisaient chanter le vent. Cela dura une vie, peut-être deux. Puis, au crépuscule d’un hiver particulièrement rigoureux, une rumeur vint jusqu’à nous. Un bruit dans l’ombre, qui nous avait fait frémir. Nous avions peur, et nous avons tout de suite averti nos voisins, puisqu’après tout, nous étions proches, et avions même certaines racines en commun. Nous partagions également une même race, et, qui sait, peut-être qu’un jour, nos descendances auraient été amenées, au gré des bourrasques, à ne devenir qu’une seule. Personne ne pourra le savoir. Car, cette rumeur aux allures de brise sulfurée devint vraie.
Du sommet que j’avais atteint, je percevais au loin, les premières années, de curieuses créatures. Grouillantes, allant et venant dans un rythme infernal, ces petites choses s’affairaient à un curieux rituel. Elles fabriquaient des objets identiques, en grand nombre. D’abord des triangles, puis des ronds, elles semblaient éprouver du plaisir lorsqu‘elles changeaient quelque chose d’unique en copie conforme d’une autre. Mais, pour pratiquer ce curieux artisanat, elles passaient leur temps à démonter les choses, pour n’en prendre qu’un peu, laissant les restes un peu au hasard des sous-bois. Ensuite, elles s’en prirent à nos familles. Le siroco me disait que mes sœurs étaient tombées sous leurs coups. Plus tard, le ponant m’avertit que notre père avait été brûlé dans un incendie, par-delà les collines.
Notre mère nous gardait, mes frères et moi, précieusement sous sa coupe. Elle pouvait voir, elle, ce qui se passait au-delà de ce que nos yeux nous permettaient d’observer. Elle non plus n’avait jamais vu ce genre de créature fouler la paisible campagne où nous étions établis. C’était tranquille, presque bienveillant. Puis, il y eut cette odeur. Au bout de quelque temps, nous avions perdu beaucoup d’entre nous, inlassablement agressés par les simagrées de ces petites bestioles hargneuses, et une odeur avait commencé à envahir doucement, mais continuellement, l’ensemble de nos foyers. Ce fut désagréable, puis écœurant, puis l’on s’y est habitué. En fait pas vraiment. Nous prenions sur nous, pour tolérer cet embrun nauséabond qui était devenu notre quotidien. C’était comme une odeur de mort lente.
Plus tard, nous avons commencé à tomber malades, petit à petit, les uns après les autres. Nous avions l’habitude de nous défaire de certains parasites, ou autres champignons que l’humus du sol nous glissait entre les pieds, mais là, c’était différent. C’était comme si nous étions mourants, mais sans vouloir l’admettre. Comme si les corps de certains voulaient ne plus vivre, volontairement. À partir de ce moment-là, tout est devenu triste, morne, insipide. Je ne faisais plus l’effort de regarder ce que je voyais ni d’écouter ce que j’entendais. Je n’en avais plus la force. Je voyais mes frères et sœurs tomber les uns après les autres, et je ne faisais rien. Qu’est-ce que j’aurais pu faire de toute manière. Tout s’agitait autour de moi.
Ce fut difficile de voir maman partir, couchée sur le flanc robuste qui nous avait été transmis. Je me souviens que le vent soufflait une mélodie singulière ce jour-là, presque funèbre. J’ai vu s’envoler mes frères aussi. Tous. Je les ai vu disparaitre du jour au lendemain, ou partir peu à peu en lambeaux. Je ne voulais plus rien savoir. Je me suis enfoui au fond de mon être, pour ne plus voir, ne plus entendre. À plusieurs occurrences, j’ai tenté de rouvrir les yeux, mais tout ce que je voyais n’était que bruit, tout ce que j’entendais n’était qu’assourdissant. Plusieurs fois j’ai essayé de donner, mais l’on coupa mes ailes avant même qu’elles ne se déploient. Tout ce que je reniflais n’était que mort, tout ce que je ressentais n’était que solitude. Mais récemment, une petite lueur, semblable à l’étoile qui brise l’obscurité du ciel, est venue scintiller à mon chevet.
Une petite créature, avec un corps triangulaire, et de curieuses lianes sur la tête. De l’eau coulait depuis deux trous garnis de petits brins sombres entre lesquels étaient ouvertes deux belles fleurs bleues. J’ai eu peur, alors je me suis tu. Elle s’approcha de moi, et posa un petit bouquet de tiges beiges contre mon corps. Ce n’était pas déplaisant. Disons que cela tranchait avec les coups qu’avaient reçus mes frères. Ce petit geste timide se transforma en une longue étreinte. Elle m’a dit qu’elle s’appelait Lili, comme Liliane. J’ai trouvé cela étrange, mais je continuais à me taire, je l’écoutais. J’avais besoin de l’écouter, sans même le savoir. Elle m’a conté qu’elle était triste, parce que son chat était mort. Je n’avais aucune idée de ce à quoi elle faisait allusion, mais cela avait l’air important pour elle, alors je continuais de l’écouter, sans un bruit.
Au bout de plusieurs minutes, elle colla une partie humide de son corps sur moi, étrange coutume, qui selon moi, veillerait à être reconsidérée, puis me regarda avec autant d’amour que j’en avais reçu de la part de maman. Elle prit une profonde inspiration, et me dit : « Merci, arbre. Je t’aime. ». Elle se tourna ensuite dans l’autre sens, et partit en se dandinant. J’aurais dû la rappeler, j’aurais dû crier ! Mais je ne savais plus faire. Et toute ma vie, je serais préoccupé par cette énigmatique question… Mais, qu’est-ce donc qu’un arbre ?
Une fin légère, j’aime bien, merci.