Thibault décida d’octroyer à Catherine la matinée toute entière. Levé dès l’aube, il avait donné ses ordres et entendait s’affranchir de tout labeur pour aller se promener. Nul palefrenier ne reçut l’ordre de seller deux chevaux ; le jeune homme avait tenu à harnacher lui-même les bêtes. Ce contact avec les animaux lui était bien agréable ; et il souffrait de ne pas avoir tant l’occasion de concilier tous les égards qu’il portait à son devoir avec la solitude bienfaitrice que l’on ressent à être le seul homme dans une écurie. Concentré sur son ouvrage, il respirait au même rythme que la bête, qui avait cessé de brouter sa paille afin de l’écouter, l’œil alerte, la tête immobile et relevée. Le jeune cheval connaissait encore peu le jeune homme, pour lui avoir été offert quelques semaines auparavant par le Philippe de Sainte-Aube, tout fier d’avoir su faire naître ce charmant alezan à la robe mordorée, et qui valait bien le prix de l’amitié.
Thibault se mit à songer que de semblables moments étaient bien les plus doux qu’il fût donné à un homme de vivre. Le soleil, entrant avec franchise dans l’écurie, illuminait les stabulations, en ayant le soin de se poser avec chaleur sur la croupe étincelante de son animal. La poussière émanant des fourrages voletait comme une multitude de lucioles minuscules, scintillant comme les éclats de l’onde à la faveur de l’astre solaire. Aucun son, hormis le martèlement des sabots, atténué par la litière, ne se faisait entendre ; et ces sourds bruits étaient bien ceux qui le berçaient le mieux, jusqu’à ce que tout à sa rêverie il ne les entendît plus.
Le tranquille cheval gris de Catherine, qui avait été le premier à être pansé puis harnaché, attendait sagement que l’on vienne le chercher. Reportant son poids sur un antérieur puis sur l’autre, il avait encore le regard endormi. Sa nuque s’affaissait peu à peu et par à-coups, tandis que lui prenait ensuite le mouvement de la relever, sans toutefois assez de conviction pour éviter qu’elle ne déchût à nouveau. S’éveillant en sursaut d’avoir entendu les battements d’ailes de quelque oiseau s’étant posé sur les poutres du plafond, il recula de sa porte pour tâter du nez la paille de sa litière. Ses soupirs se trouvaient inaudibles de Thibault. Pourtant, à fourrager dans sa paille à la recherche d’un reliquat de flocons d’avoine, l’animal prouvait bien là que l’humain ne se trouvait pas seul au monde. Enfin, le cliquetis de son mors se fit entendre, brisant avec nonchalance le silence de l’écurie. Thibault redressa la tête, émergeant des songes qui l’avaient étreint. Il acheva d’harnacher son cheval et sortit de la stalle.
Il eut tout le loisir de considérer l’écurie en se rendant à reculons vers la sortie. Quelque chose de morne s’était invité en ce lieu délicieux. Tout d’un coup, il en avait conscience et ne pouvait plus songer qu’à cela. L’objet de ce déplaisir avait envahi son regard, qui allait d’un côté à l’autre de l’écurie, en constatant tristement que la laideur se trouvait bien dans chaque stabulation, vide de tout animal, vide de toute paille. En effet, n’y demeuraient malheureusement que les deux pensionnaires que le jeune homme avait sellé ; les autres chevaux, servant à tirer la voiture, se trouvaient la plupart du temps dans une pâture. L’écurie n’avait rien de semblable à celle qui avait abrité une trentaine de chevaux de selle dans les temps glorieux de la maison. Y étaient nées de belles montures destinées à des princes, des présents de prix servant à sceller une allégeance qui avait valu aux survivants de cette race de perdurer aujourd’hui encore, sans plus néanmoins d’éclat et surtout de finances ; mais qu’importait ce sombre déclin ? Les apparences disciplinant encore un quotidien immuable, et peut-être bien obsolète, de près comme de loin les d’Aubressac ressemblaient à des nobles, et paraissaient bien riches encore à ceux qui se laissaient abuser.
Dans le château, à l’étage, les appartements de Catherine se trouvaient encore plongés dans l’obscurité. Un domestique y entra pour tirer les rideaux du cabinet ; ainsi, la lumière succédait à la nuit, et le jour avec sa chaleureuse clarté semblait enclin à tenir ses promesses. La jeune femme aimait s’éveiller tôt afin de voir poindre le soleil, ou du moins d’en connaître les premiers bienfaits. Elle pouvait bénéficier ainsi de temps bien à elle, qu’elle consacrait généralement à la lecture, ou à quelque promenade dans le jardin, sommairement vêtue, ne craignant pas d’offusquer sa mère et d’outrer son père, car elle savait pertinemment qu’en ces instants ils dormaient encore, ou bien affectaient de n’être point éveillés. Monsieur son père surtout semblait redouter le lever. Il devait craindre sans doute quelque indisposition dont il était coutumier, ou bien une crise de rhumatismes comme il en avait souvent. Parfois, la goutte sciatique * s’ajoutait à ses maux, et d’autres encore lui faisaient garder le lit ou bien la chaise ; or ce qui s’avérait incommodant le plongeait dans une honte telle qu’il en devenait scélérat.
Adeline entrait désormais dans la chambre avec un pichet d’eau fraîche. La clarté provenant du cabinet, qui s’était engouffrée dans la pièce, en laissait entrevoir les contours, ainsi que des breloques de porcelaine qui scintillaient de la caresse de l’aube ; les meubles saillaient de la pénombre sans être totalement distincts. Le grand lit de Catherine, orné de colonnes et pourvu d’une tenture en son sommet était quant à lui envahi de ténèbres ; cependant un souffle de vie en émanait, ce qui rassura la jeune servante, craignant irrationnellement que sa maîtresse ait disparu avec la nuit.
Elle se hâta de poser le pichet sur une console, afin de tirer les lourds rideaux qui séparaient encore la chambre du reste du monde. La lumière entra peu à peu, au gré du ruissellement du tissu étoffé sur la tringle. Elle cessa pourtant lorsqu’elle entendit le subtil bruissement des draps, et se retourna. Enveloppée de ténèbres, sa maîtresse se trouvait assise au milieu de son lit, la tête tournée vers la fenêtre, et posait un regard immobile, apparemment guère importuné par la lueur qui émanait des fenêtres, sur sa servante qui s’en trouva interdite. Cette dernière crut bon d’esquisser une révérence à sa maîtresse, qui semblait statufiée ; et pourtant, la vie palpitait bel et bien en elle. Cependant, davantage que de coutume, la jeune fille était aussi froide d’apparence que si elle avait été extraite de la glace. Son regard, surtout, semblait inquisiteur tout en paraissant tranquille. Il était bien connu que ceux qui plongeaient dans ses yeux avaient toujours à craindre s’ils n’avaient pas le cœur léger ni l’esprit en paix. Cette singularité, en dépit du respect qu’on lui devait- de face, du moins- de par sa condition, et de la réflexion que l’on pouvait bien se faire à se sentir en faute à cause de ce seul regard, la faisait hypocritement passer pour folle, et quelques petites gens redoutaient de la rencontrer au village ; puisque même une blanche oie telle qu’Adeline peinait à soutenir le regard de Catherine d’Aubressac. D’ailleurs, elle n’en avait pas le droit. Mais lorsque sa maîtresse exigeait d’elle qu’elle la regardât droit dans les yeux afin de l’entretenir de quelque chose, la bonne Adeline ne pouvait que détourner le regard en rougissant, ce qui passait pour irriter sa maîtresse.
— Votre frère m’envoie vous habiller pour une promenade, balbutia la servante en se retournant prestement, achevant enfin de tirer les rideaux, afin d’accueillir dans la chambre le doux soleil de sept heures.
Catherine accueillit l’heureuse nouvelle avec joie. Son visage s’anima soudain d’une flamme qui fit fondre quelque peu la glace. Elle se leva en s’étirant, sans observer quelque bienséance, et se saisit du pichet, se servant un plein verre de cette eau qui la revigorait chaque matin.
— Fort bien ! Je suis fort contente qu’il puisse me consacrer quelque moment, fit-elle en se hâtant d’ôter sa longue chemise, et d’enfiler un vêtement d’homme légèrement trop grand pour elle au niveau de la taille.
Les habits qu’elle avait coutume de porter en ces occasions avaient appartenu à Benjamin, le plus jeune des garçons de la famille. Catherine les avait récupérés sans vergogne, car elle trouvait les vêtements masculins plus seyants et commodes pour la vie de tous les jours. Pour compenser la largeur excessive du pantalon, elle serra fort une épaisse ceinture de cuir usé juste au-dessus de ses hanches étroites, et ajusta bien le gilet qui recouvrait de façon superflue la chemise qu’elle avait enfilée ; car il ferait rapidement chaud, le soleil radieux jouissant à pleine mesure de sa liberté dans ce ciel encore pâle et dénué de nuages.
Thibault d’Aubressac sortait de l’écurie avec les chevaux. Un domestique vint le rejoindre et sangla les animaux, avant que le jeune homme ne monte sur son bel alezan et ne tienne les rênes du cheval de sa sœur.
— Votre frère a préparé les chevaux et vous attend en bas, dit la servante en s’approchant de la chaise où sa jeune maîtresse s’était assise, attendant qu’on lui brosse les cheveux.
La jeune fille arborait un large sourire, tandis qu’Adeline essayait de démêler sa longue chevelure foncée, surprise et soulagée que sa maîtresse se dévoile dans de bonnes dispositions. En effet, de tels moments étaient assez rares, car elle n’avait habitué personne à faire quelque démonstration de contentement. Au mieux, elle était impassible. Souvent, la plus noire colère, le ressentiment, qui la consumaient comme une fièvre, faisaient jaillir de ses lèvres haineuses des invectives nullement atténuées par le respect qu’elle devait aux autres à qui elle s’adressait, dont surtout des objurgations audacieuses à l’encontre de son père, qui recevait ses reproches avec une violence redoublée par le fait de se trouver insulté par sa propre fille.
Catherine cette fois ne pouvait réprimer sa joie. Elle en tremblait presque et peinait à ajuster sa chemise, qui dévoilait un peu la petite poitrine qui gonflait le tissu sous le large décolleté du vêtement d’homme. Elle finit par serrer fort les lacets du col, si bien que la chemise en était toute froncée ; mais au moins elle se trouvait décente, en tout cas tant que l’on peut l’être lorsque l’on est une jeune fille qui porte des vêtements de damoiseau. Adeline put difficilement la coiffer, et lui faire enfiler un corset sous sa chemise avait été une épreuve. Finalement, la bonne avait rendu les armes et Catherine irait sans, en espérant que monsieur ou madame d’Aubressac ne s’en rendraient pas compte.
— Croyez-vous que j’aurai des ennuis si quelqu’un vous voyait affublée de cette façon ?
— Voyons ! S’impatienta Catherine. Cela fait longtemps que je quitte volontiers mes atours de femme pour chevaucher à califourchon, et plus personne ne s’avise de m’en faire de désobligeante remarque.
— Oui, concéda la servante.
Elle quitta ainsi ses appartements, avec un orgueil qui parait ses traits d’un sourire triomphant.
— Madame, de grâce, faites attention à vous ! s’exclama la bonne Adeline, faisant fi de la versatilité exigeante de sa maîtresse, en s’étant élancée à la suite de Catherine, qui marchait d’un pas rapide et assuré dans le long couloir qui menait à l’escalier principal ; cela fait bien longtemps que vous n’avez pas chevauché !
— Cela s’oublie à peine, Adeline, rétorqua fièrement Catherine, dont le visage se para de mépris.
« Que peut-elle bien entendre à cela ? » songea-t-elle tandis qu’elle continuait à marcher au pas de charge, sans s’être même retournée pour voir sa servante, la tête baissée, cesser de la suivre et joindre ses mains pour observer quelque contenance. Pourtant, à se retourner, elle aurait pu voir son propre visage par-dessus les traits de la domestique, une jeune fille par trop consciente de sa classe pour seulement imaginer qu’il arrivât malheur à la personne dont elle avait la charge, et nullement encline à se montrer aimable envers cette furie dans l’espoir d’en recevoir l’amitié ; car sa condition était bien la plus basse dans la hiérarchie des hommes, établie pour que les esclaves se trouvent punis d’entreprendre de contenter leurs maîtres. Dans ses moments de trouble, Catherine avait le sentiment de n’être moins que rien, de valoir moins encore que la modeste existence des plus humbles serviteurs de la maison d’Aubressac. La morosité la frappait avec tant de vigueur que l’humilité offrait à son regard éclairé la repentance d’une vie à ignorer les bienfaits du monde, et les choses essentielles dont on se doit d’avoir conscience, que l’on se doit de respecter. Cette clairvoyance disparaissait à la faveur du bonheur.
En ses moments d’insouciance et de gaieté, plus rien d’autre qu’elle n’avait de l’importance, et son statut dépassait bien celui de ses parents, des ignorants, des fleurs fanées se desséchant à l’ombre d’un château médiéval irrémédiablement voué à une décrépitude précoce, tandis qu’elle voyait son avenir s’étendre à l’horizon et surpasser toutes les destinées connues. Ainsi, beaucoup de gens se la représentaient comme une ingrate ; une ingrate doublée d’une sotte pédante et ridicule. Elle n’était jamais loin de penser la même chose de ces personnes qui se faisaient cette même opinion d’elle. Enfin, sans les mises en garde de sa hardie servante, elle approchait de l’escalier.
*
Alors qu’elle descendait, Catherine croisa une silhouette menue, enveloppée dans un manteau de velours. La capuche rabattue sur le chef, Héloïse revenait du jardin, où elle avait marché. Elle ôta le tissu de sa tête, qu’elle releva pour voir sa sœur qui la dominait.
— Vas-tu chasser en compagnie de Thibault ? Demanda-t-elle d’une douce voix, qui causa quelque gêne à Catherine.
— Nous allons seulement nous promener dans le bois, répondit-elle sobrement. Retournes-tu à tes appartements ?
Héloïse opina, sans prononcer un mot. Elle baissa de nouveau le regard, et entreprit de monter les dernières marches qui la mèneraient à l’étage. Ses pas étaient si légers qu’ils ne faisaient nullement craquer le bois des marches. Aucun son n’émanait de la jeune fille ; elle eût été comme un ange qui survolait la terre et l’effleurait à peine, en de rares occasions. Elle passa tout près de sa sœur, le taffetas de sa cape violine frôlant le pied botté de Catherine, qui sentit à peine un souffle émaner de cette créature éthérée, qui n’avait même pas d’odeur. Catherine, enfin sortie de la torpeur qu’elle avait ressentie à la faveur de cette rencontre, se retourna afin de voir sa sœur s’éloigner dans le couloir. Son long manteau se soulevait à peine au gré de ses pas et pourtant, il semblait plus vivant qu’elle-même. La jeune fille forçait toujours l’admiration de sa sœur. Fidèle à elle-même, ses convictions, nullement partagées par le reste de la famille, ne l’éloignaient cependant guère de l’affection qu’elle portait aux siens, et qu’elle recevait d’eux, au contraire de Catherine, qui ne voyait les fruits de sa ténacité que dans l’affrontement. D’ailleurs, elle parlait toujours de ses idées, de ses opinions en tant que « combat ». S’il lui fallait de la violence pour s’imposer, Héloïse s’en remettait à sa foi pour venir à bout des problèmes donnés ; et même si cela courrouçait Catherine pour n’être à ses yeux que vaines espérances et vœux inutiles, elle trouvait tout de même à saluer l’intégrité de sa sœur, inébranlable dans ses convictions et quoi qu’il en soit parfaitement mesurée. Catherine regrettait parfois d’être fougueuse, et se prenait à espérer devenir un jour comme Héloïse ; mais elle ne partagerait jamais ni le sort, ni les idées de sa sœur. C’eût été comme abandonner sa propre foi en l’absence de Dieu, de maître.
Descendant prestement les escaliers, la fougueuse jeune fille s’était arrêtée dans la cuisine pour attraper une miche de pain dans laquelle elle mordit avidement. Elle ignorait cependant que son père, à l’étage, tout à la discrétion de son cabinet, la regardait par la fenêtre saluer chaleureusement son frère avant qu’il l’aide à monter en selle. Le comte était désolé de voir sa fille observer un tel comportement, et se résignait avec toutes les peines d’accepter son caractère, qui pour l’heure n’avait rien de décent ni même de féminin ; d’ailleurs, il lui avait semblé avoir vu deux hommes là où il y avait une demoiselle. Malgré toutes les réticences qui subsistaient en lui, il lui fallait désormais se rendre à l’évidence que jamais elle ne se plierait ni à la discipline de la religion, ni aux exigences d’un maître de maison ; elle n’était point faite pour être dominée, et cependant elle ne pouvait vivre libre que veuve, ou fille. Or Le vieil Aubressac se refusait à en faire une servante à la Cour, où l’on ne tarderait pas à se gausser du destin de sa lignée. Une telle déchéance de renommée, de pouvoir, surtout, serait une véritable disgrâce ; il fallait déjà composer avec le marquis d’Aubrillac, qui demeurait bien le maître d’une partie de la région, un homme auquel la reine se trouvait plutôt encline à donner raison. Ce camouflet royal était bien suffisant à lui causer de la peine ; et sa fille, à l’hostilité sans cesse croissante, lui adressant de plus en plus librement d’imprudentes philippiques serait bien d’une façon ou d’une autre le dernier de ses maux.
Il s’échauffait de surcroît à l’idée de recevoir une missive de sa sœur la Maréchale Lauvon-Dubois, qui s’était donné pour mission de trouver un bon parti à sa nièce, et qui avait trouvé en Alexandre de Montmaurin, fils de monsieur le Trésorier général de France, cumulant de plus la charge de premier secrétaire d’un gouverneur de province un prétendant idéal malgré les réticences de son père, plus enclin à trouver une bourgeoise mieux dotée à son fils. Par trop accoutumé à l’obsolète hiérarchie des classes, le comte avait refusé, laissant à sa sœur l’occasion de lui proposer alors une participation au financement d’un titre d’abbesse si Catherine d’Aubressac réussissait à trouver la sagesse de retourner au couvent, étant donné quelle n’en avait pas fait preuve pour intéresser les meilleurs partis et les meilleures maisons.
Catherine quant à elle avait songé qu’il aurait été intelligent et acceptable d’être unie à Jacques d’Aubrillac. Elle n’aurait pas dédaigné de vivre une existence paisible en la compagnie de cet homme remarquable, dans leur pays natal, baigné de soleil et de mille fragrances uniques, tandis qu’il lui semblait intolérable de subir l’exaltation de Paris et ses quartiers crasseux, et surtout d’apprendre à composer avec une personne qui lui serait étrangère. D’ailleurs, elle avait toujours cru que cette union avec un marquisat serait une affaire qui arrangerait bien les différends qui subsistaient depuis longtemps entre les maîtres de la région ; cependant, si l’un, magnanime, et tout attentif au crédit qu’il pourrait gagner de surcroît, se montrait ouvert, l’autre en revanche refusait absolument d’envisager pareille transaction, pour cause que son rival et son fils n’étaient ni plus ni moins que de mauvaises gens. L’excuse était de mauvaise foi, et personne ne pouvait en être dupe. Cependant, tant de rancœur ne trouvait pas d’origine, et Catherine haïssait encore son père pour cette raison, outre toutes celles qui lui inspiraient déjà tant d’inimitié à son égard.
Pour l’heure Catherine avait l’occasion d’occulter de son esprit ces préoccupations somme toute dérisoires ; avec les promesses de son frère et l’espoir qu’il parvienne à ses fins, une issue ne pouvait être que favorable. Et puis, la fuite était toujours théoriquement possible. Elle imaginait cela excitant, que de dormir sous couvert des bois et chasser sa propre nourriture, se dissimuler de toute vie avant de s’établir dans un village reculé qui ne saurait rien d’elle ; ces divagations avaient au moins le mérite de la distraire un temps soit peu lorsqu’entre les quatre murs de sa chambre elle se trouvait tentée de désespérer.
*
Les deux cavaliers entraient à la lisière des bois encore figés dans la fraîcheur de la nuit passée et des ténèbres qui perduraient en leur cœur, humide. Les échos de quelques passereaux résonnaient, inspirés par la pâle lueur du jour qui commençait à peine de percer la cime des arbres. Catherine posait un regard attendri sur la monture de son frère, alerte, à l’encolure relevée, ayant paru jusque là prompte à fuir quelque danger pouvant émaner des fougères. Le cheval soupirait bruyamment lorsque quelque chose l’inquiétait ; pourtant, à force de lieues parcourues d’un pas sautillant, il semblait accorder enfin toute confiance au cheval de Catherine, qui se permettait de marcher tranquillement en étendant l’encolure. Les bois étaient calmes. Ils n’étaient plus traversés de marauds ni de soldats, comme récemment quelques incidents étaient survenus.
Cette partie des terres appartenait à Aubressac, et nul ne se serait avisé de les arpenter sans le consentement des Larroque, preuve de l’imposant crédit dont ils jouissaient toujours. Loin d’être grâce au désagréable comte, évitant désormais de quitter son château pour arpenter villes et campagnes afin de témoigner son soutien et d’accorder sa protection à ses habitants, un tel respect n’était dû qu’aux pérégrinations de son fils, qui avait su à temps prendre la relève, ainsi qu’à la notoriété qu’il avait acquise par de semblables égards. En outre, le jeune homme avait su se faire respecter parce qu’il était en vogue à Paris de le fréquenter, pour cause qu’il y avait prouvé qu’il était un gentilhomme : en effet il était magnanime avec les pauvres gens, et méprisait la fatuité de quelques-uns de ses pairs, sachant qu’il était avant toute chose un maître au service du roi, et qu’il incombait à sa race de veiller à l’essor de la région qui était sous sa responsabilité. Ce fringuant idéaliste avait pour adjuvants sa jeunesse et son ardeur à œuvrer de bonne volonté à l’accomplissement de cette mission. Son père, auparavant de le confier à un collège censé le dégourdir durant sa prime jeunesse, lui avait enseigné la grandeur de la noblesse ; et les inclinations de son cœur avaient achevé de porter ses espérances en ces valeurs qu’on lui avait inculquées, qui se trouvaient être à son goût la meilleure représentation du bien que l’on pouvait faire en ce monde.
Ainsi, doué d’un esprit perspicace mais encore quelque peu naïf, le jeune homme n’était pas pour déplaire à certains qui désiraient de marier leur fille, convaincus d’obtenir de ce gentilhomme gloire et reconnaissance en haut lieu. Cependant, seul monsieur de Raincourt avait une bonne raison de se réjouir, car il savait les inclinations du fils d’Aubressac se porter sur sa fille Charlotte. Pour une fois, monsieur le comte avait reçu la nouvelle avec quelque contentement, et avait fait savoir qu’il n’y était pas opposé.
Monté sur son étincelant poulain, il avait d’autant plus fière allure que de crédit aux yeux de ses gens et de ceux qui pouvaient le voir porter son nom par-delà les chemins qu’il devait arpenter, afin d’honorer la mission qui lui était dévolue et qu’il avait à cœur de mener à bien, sa vie durant, en espérant trébucher le moins possible, et savoir en toutes circonstances garder la tête haute. Catherine était toute à la contemplation du cheval de son frère. Le vigoureux animal était déjà bien grand pour elle, mais promettait de se former encore, et de côtoyer par sa beauté la légende des plus grands destriers. Si Bucéphale avait été noir comme une nuit désolante, celui-ci était bien d’une flamboyance que seuls se partageaient les habiles renards et le feu ardent qui brûle majestueusement hors d’un foyer, ou qui embrase le ciel au moment du couchant.
— Qu’il est beau ! S’enthousiasmait-elle, avec dans la voix l’émotion semblable en tous points à celle de l’habile créateur de la bête ; l’émotion d’un artisan ayant à portée de vue l’aboutissement de ses rêves en train de prendre forme.
— Il est encore bien jeune, répondit Thibault en caressant l’encolure de l’animal, tout empreint de fierté à l’idée de chevaucher une monture d’une si belle qualité. Il sera sans doute excellent pour la chasse. Cependant, malgré sa vigueur, il lui faut peu d’exercice, car j’ose espérer qu’il grandisse encore ! J’avoue me sentir un tant soit peu ridicule sur son dos ! Sourit-il. D’autant plus qu’il est une véritable anguille !
— Il est vrai, avoua Catherine en prenant quelque précaution de ne pas offusquer son frère, que tu semblerais presque sur lui d’une grandeur surnaturelle.
— Et pourtant, je ne fais que cinq pieds, six pouces * ! assura Thibault, comme si cette taille ne lui semblait pas si imposante qu’elle ne tendait à l’être pour le commun de ceux qui peinaient à côtoyer cette hauteur. S’il te plaît, concéda-t-il avec le bonheur de faire plaisir à sa sœur, il t’appartiendra lorsqu’il sera bien dressé.
— Ne-t-a-t-il pas été offert par un ami de longue date ? Demanda Catherine avec la réserve dont elle croyait devoir poliment user pour refuser cette proposition.
— Ce cheval est bien un gage de l’amitié qui me lie à Philippe de Sainte-Aube, en effet. Ce gentilhomme est doué d’une grande sensibilité, qui lui ferait presque préférer la compagnie des chevaux plutôt que celle des humains. Voici qui est singulier, mais que je puis aisément comprendre. En tout cas, il ne s’offusquerait pas que je te l’offre, au contraire.
— Il me semble en effet que cela soit possible, préférer ces gentilles créatures aux hommes, répondit pensivement Catherine en admirant son alezan.
— Il m’a promis de faire naître de nouveaux poulains, quand il en aura le temps. Pour l’heure, soupira-t-il en perdant néanmoins son sérieux, il n’est comme moi qu’un jeune fou n’espérant que concrétiser ses rêves ; et ma foi, je le sais assez talentueux en toutes les choses qu’il entreprend pour réussir tout ce qui lui tient à cœur. Mais je t’en prie, reprit-il gravement ; ne parle jamais de ce don à notre père, qui croit toujours avec quelque suspicion que je l’ai acheté. S’il avait de plus persistants soupçons concernant cette acquisition, il le ferait rendre à mon ami, ou bien le vendrait. Or je ne veux point me séparer de cette bête.
— Il serait affreux qu’une telle chose se produise ! s’indigna Catherine. L’orgueil de notre père se place en de vains sujets, en des soi-disant principes, qui d’une sorte ou d’une autre n’ont pas lieu de faire poindre de tels débats ! Tout le monde peut recevoir un bien de son ami ; et il ne saurait être question de prestige dans ces affaires-là, à moins que l’amitié entre les hommes ne soit pas véritable. Si elle l’est, il n’est d’aucune utilité de croire notre renommée en péril, sous le prétexte fallacieux que ce don nous aurait été octroyé par pitié, et pour que les plus mauvaises langues en rient. Seul notre père s’emporte de tels élans à s’émouvoir et à s’offusquer dès lors que l’on nous témoigne un tant soit peu de respect ; il tend à croire à l’excès que tout ce qui nous salue par devant nous raille par derrière ; cela ne saurait être vrai en chaque instant, et de tout le monde. Il faut bien qu’il ait courroucé la moitié au moins de la France, pour craindre de la sorte que l’on médise de lui ! Ceci est bien la preuve du mauvais fond de notre père, et de la propension qu’il a de se trouver haïssable de tous, ou du moins d’une bonne partie des gens.
— Il est assurément acerbe, aigri, rétorqua Thibault en se voulant indulgent à l’égard de son père, n’en déplaise à son intransigeante sœur ; mais tu ne peux lui en vouloir pour cette raison sans admettre enfin que sa prudence excessive lui a servi quelquefois. Les événements du passé le confortent avec la plus amère ironie sur la versatilité des gens, et sur le bénéfice que l’on gagne à s’avérer prudent sur leur compte, et quant à leurs intentions. Il a été trahi, bafoué ; il a eu, certes, ses torts concernant certaines choses ; mais il fut aussi un homme d’honneur qui a connu la gloire, parce qu’elle était méritée.
— A quoi cela lui sied-il désormais qu’il se traîne et se lamente, cacochyme, dans notre demeure en refusant de se confronter au monde la tête haute, la dignité sauvegardée ?
— Il se pourrait… hésita Thibault… Non, soupira-t-il enfin. Je me refuse à instiguer la querelle, et me tairai pour cette fois.
— Non, répliqua sèchement Catherine. Je veux entendre ce que tu as sur le cœur. Ne puis-je point être capable de tout entendre de ta bouche ? Que ne puis-je mériter ton honnêteté la plus absolue ?
— L’honnêteté ne consiste pas en ce que l’on dévoile sans vergogne en son nom, alors que l’on souhaite se taire par désir de complaisance, afin d’éviter soigneusement des peines au demeurant inutiles.
— Non, contra Catherine avec une sereine assurance. Tes paroles sont erronées. Cela est croire aux bienfaits de la dissimulation ; ce n’est que pure lâcheté.
— « Lâcheté », entendis-je de tes lèvres, ma propre sœur ? Se courrouça le jeune homme en arrêtant son cheval, ayant reçu la grandiloquence de l’outrecuidée * comme un violent coup d’estoc. Celle pour qui j’ai bravé le courroux de notre père ; de notre tante, qui désormais que je lui ai refusé de te laisser soumettre au voile me vouera une défiance sans égale ? Ces mots sont blessants, et je ne les mérite pas ! Mais peut-être mérites-tu, toi, d’entendre finalement le fond de ma pensée. Souffre d’écouter enfin la clameur de ma déception, face à ton ingratitude : notre père nous mésestime pour ce que nous l’avons déçus, et le décevons encore. Il supporterait cent fois sa condition s’il nous savait aptes à trouver la gloire en son nom ; mais le fait est que ton insoumission sera toujours ce qui le décevra le plus, quoique nous puissions faire Héloïse et moi pour trouver grâces à ses yeux et contenter sa soif de grandeur ! En dépit de nos efforts à tous deux, il se pourrait qu’il ne trouve aucune dignité à son sort, et que son honneur lui commande de baisser la tête. Il a déjà le regard en berne faute de n’avoir su nous regarder dans les yeux afin de voir en nous la relève qu’il espérait tant !
« Je dois avouer que nous n’avons pas contribué à l’amélioration de cette considération à notre égard ; je pense même quelquefois que nous avons failli. Tu as failli plus que quiconque en cette maison, en naissant libre et consciente de l’être. Tu devrais parfois accepter les fers, car nous en portons tous un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre ! Il est dans le sort de l’homme de se soumettre souvent à des devoirs qui n’ont rien de justes ni de glorieux ; mais enfin c’est de cette façon que le monde avance, et qu’il se permet d’évoluer quelquefois dans des directions que nous n’aurions jamais espéré. Toi, tu fais fi de tout cela au profit d’une rébellion qui ne t’attirera que le courroux et le ressentiment de tous ; parce qu’il est aisé de se dresser contre les institutions de l’humanité lorsque l’on sait que l’on peut faire marche arrière et revenir sur ce que l’on avait dit, à des gens bien indulgents et prompts à passer cette effervescence sur le compte de la jeunesse ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit ! Et lorsque tu songeras que tu as eu tort, installée dans un confort qui toute considération faite vaudra bien les sacrifices que tu auras consenti à faire, tu mépriseras la jeunesse qui reprendra pour son compte la somme de tes principes et de tes idéaux ! Le monde est ainsi fait, et finalement les rébellions s’épuisent. Elles naissent de la vigueur juvénile et s’éteignent peu à peu à force de l’âge venant et de ses impondérables concessions, des doutes s’installant à la faveur de l’expérience, qui tend à prouver que tout a son contraire, et qui rend tout raisonnement faillible et finalement obsolète en bien des conditions.
Que crois-tu que l’on apprend en prenant peu à peu de l’âge ? L’enseignement de la vie est fort riche, mais l’on ne découvre qu’à la fin de l’ultime leçon que nous nous sommes plusieurs fois trompés de direction ! Nous revoyons les parcours jalonnés et sauvages que nous avions arpentés en croyant trouver les chemins de la félicité ; mais depuis le terme de notre horizon, nous distinguons plus parfaitement encore les voies tranquilles que nous aurions pu suivre, aux abords moins attrayants et plus ardus parfois, mais dont le tracé nous aurait mené tout droit vers de beaux succès, et de meilleures réussites ! Il faut que tu saches, et que tu acceptes enfin d’admettre ce que pensent bien des gens, ce que nous pensons tous un jour ou l’autre, quelle qu’ait pu être notre existence : la vie humaine est trop courte pour qu’on lui sacrifie des causes qui ne valent plus rien une fois que l’homme et son temps ont passé, et qu’il n’y a plus qu’à regarder en arrière afin d’apercevoir encore un peu de cette vie qui nous quitte effroyablement.
C’est à ce moment-là que l’on prend conscience que ce qui fut essentiel à nos principes nous a conduits à bien peu de bonheur, et que toute grandeur d’âme vaut bien moins que des joies sans éloges et sans partis pris. Les pauvres gens ne s’insurgent pas contre le sort qui leur est dévolu. Il peut être injurieux, il peut être inique ; s’ils souhaitent persister à vivre il faut bien qu’ils se soumettent en silence. Tu te bats pour une cause différente de la leur, je te le concède, mais je te demande alors au nom de quelle liberté tu te dresses, puisqu’elle ne représente pas celle qui fait défaut à tant d’hommes ! Dans la prison dorée que constitue ta classe, tu changeras d’opinion chaque fois que tu y trouveras ton compte. Quant à moi je pense à ceux qui regretteront tous les jours de subir pareilles humeurs, tandis qu’ils n’auront pour tout espoir que l’incertitude d’être un jour semblables aux autres, à nous autres, favoris de la fortune, dans le royaume des Cieux. Car ici bas le royaume ne leur apporte plus d’espérance ; du moins, nous savons pertinemment qu’elle est vaine ; et qu’ils mourront dans une semblable misère que celle qu’ils auront cConnu depuis leur premier jour. »
« Ce que tu dis est atroce », voulut-elle dire. Mais elle en prenait à peine conscience. Elle n’en avait cure, indifférente à ce sort qu’elle ne partagerait jamais. D’ailleurs, il lui semblait qu’elle ne connaîtrait jamais le destin commun aux hommes, sans jamais être capable de comprendre pourquoi elle ressentait les choses ainsi. Mais, toute considération faite, peu importait.
Seul le renâclement des chevaux brisait le silence qui s’était abattu entre les deux jeunes gens. Le regard tourné vers l’horizon, Catherine se faisait à l’idée que son frère la méprisait sourdement, bien malgré lui. Sur le coup, en réfléchissant bien, elle acceptait cette considération pour ce qu’elle valait au vu de son comportement, qui à n’en pas douter n’avait pu que favoriser cette opinion. Elle regretta tout aussi bien de l’avoir si mal inspiré que de l’entendre effectivement.
— Est-ce véritablement ce que tu penses ? Finit-elle par demander, sans être totalement consciente de vouloir attendre une réponse.
— Oui, répondit gravement Thibault ; c’est ce que je crois.
— Ainsi donc pour réparer mes torts, conclut-elle avec un ressentiment croissant, je devrais me soumettre. Quant à toi ? Que ferais-tu de plus que tu ne fais déjà ? Devras-tu laisser ta vie sur l’autel de ses ambitions ? S’insurgea-t-elle. Il n’avait qu’à les avoir lui-même, au moment où son heure de gloire ternissait avec sa réputation ; parce qu’il a fait entrer lui-même les ténèbres dans son destin ! C’est lui qui a précipité sa perte, là où il aurait pu entretenir sa renommée, et demander en toute légitimité à en recueillir les précieux lauriers ! Et toi qui me parlais de la vanité de certaines de nos valeurs, de nos ambitions ; en quoi les siennes lui serviront-elles lorsqu’il sera décédé ? A graver sur son tombeau les louanges dus à son honneur, et pour parer nos dots des reliquats de légendes qu’il aura inspirées ? En sera-t-il de même pour nous, et pour nos enfants ? Est-ce-que ce sont vraiment des valeurs à transmettre ? Dis-le moi, toi qui vois dans l’avenir, et qui sais seul interpréter la vacuité de l’existence ! Cela correspond-il au parcours parfait que se devrait de suivre tout homme ? Nous luttons désormais, toi et moi, pour à juste titre ne pas nous faire dicter notre vie ; pour la choisir selon le sens que nous souhaitons lui donner, car il se trouve dans l’erreur, quoiqu’il ait comme projet à notre endroit. Comment un homme qui a échoué saurait juger nos actes, oh combien différents des siens, et nous imposer sa vision, qui ne sera jamais la nôtre ?
— Il est notre père ; nous ne devrions point songer à cela.
— Alors cèdes-tu à l’injustice ? Cèdes-tu à la résignation, à la médiocrité dynastique de notre maison ?
Thibault soupira, pressant les mollets afin que son cheval parte au pas. Catherine le suivit, sans plus de conviction. Cette promenade lui déplaisait ; elle se trouvait lasse de parler, et d’entendre l’opinion de son frère. Cependant, cette pensée l’effraya, car elle se mit à songer que seule son opinion semblait à son esprit mériter que l’on s’y attarde. Etait-ce une façon de mépriser celle des autres en peinant à souffrir celle que défendait Thibault ? Pour cette seule raison, elle tâcha de se prouver le contraire de ce qu’elle craignait, en s’imprégnant de la conversation.
— En vérité, dit-il, tous les points de vue se défendent. Et pourtant, il semble difficile de croire que nous ayons tous raison. Je persisterais même à croire que le plus vain de toute cette affaire est certainement notre discours, quel qu’il soit. Je craignais enfin que tu uses de ce mot : « médiocrité », balayant de ton mépris les ambitions de notre père, et peut-être même les miennes, qui n’en sont pas dissemblables. Je trouve, soupira-t-il, que c’est immérité.
— Je crois au contraire qu’en ouvrant les yeux, l’on peut lire ces mots sur notre visage. Nous sommes des gens médiocres. Si nous n’avions plus d’argent, nous serions en tous points comme nos domestiques, la colère en nos cœurs, de surcroît, d’avoir perdu nos biens, notre titre, notre prestige. Et je te demande bien en quoi nous aurions tant déchu, au vu de l’évidence que certains, pourvus de rien, sont plus heureux que nous autres, dont les reliquats de fortune égarent notre raison.
— C’est pour éviter de perdre l’essentiel que je me bats ! Contra Thibault avec ferveur, tout investi à faire entendre sa voix. C’est pour ne pas perdre la fierté que j’éprouve à considérer ma vie, faite de devoirs dûment accomplis, faite de courage, d’obstination, de vertu ! Car l’on ne peut pas dire que je me dévoie. J’ai le sentiment d’œuvrer au mieux, pour nous, pour nos gens, dans la mesure où il est de leurs tourments que je ne puis annihiler ! J’essaie d’être en accord avec ma conscience ; et je crois pourvoir dire que jusqu’ici j’y parviens ! Ne m’ôte pas cette fierté, la pria-t-il. Elle est tout ce dont j’ai besoin pour vivre, et tu pourrais, toi seule, la détruire comme tu as déjà détruit certaines de mes espérances les plus naïves et les plus tendres qui subsistaient en moi. Alors, reprit-il, avouant avec humilité les limites de ses pouvoirs, je peux œuvrer encore à la clémence de notre père, faire en sorte de prendre part à la décision qu’il rendra en ce qui te concerne ; Je te ferai même quitter notre sol pour échapper à la servitude ; mais c’est bien là tout ce que puis faire ! Car jamais, pas même pour toi, je n’irai contre cette conscience qui me travaille déjà trop sur ces questions.
Catherine, soumise à ce jugement, ne versa pas de larmes. Son regard était grand, sa mine assurée. La tête relevée, elle avait accusé ce coup porté avec sincérité d’un homme qui commençait à ne plus la supporter. Ce qu’elle craignait depuis longtemps se réalisait soudain, sans nuances. La lassitude de son frère était flagrante, et l’issue de cette révélation sans équivoque.
D’un coup, elle talonna son cheval, qui partit au galop. Sans se soucier de l’itinéraire, elle fuyait la situation, comme elle fuyait son frère. Retrouverait-elle jamais grâces à ses yeux ? Quant à lui, serait-il encore son frère bien-aimé ? Elle fuyait également ces réponses, comme elle aurait souhaité s’échapper d’elle-même afin d’assister dans le plus grand soulagement à sa propre destruction.
Le verdoiement de la forêt se fondait dans un camaïeu oppressant. La célérité de l’animal lui procurait la sensation de voler au-dessus du sol. D’ailleurs, elle n’était pas loin de la vérité, le cheval sautant des branchages importuns dans ce parcours sans issue, sans autre but que d’échapper au temps. Elle galopa tant et si bien sur les sentiers de la forêt qu’elle parvint jusqu’aux terres du duc de Saint-Adour. Cela signifiait qu’elle avait parcouru plusieurs lieues, et cette pensée la soulagea pour le moins. En voyant la silhouette séculaire de l’imposant château se dessiner à l’horizon bleu pâle de cette fastidieuse journée, elle arrêta son cheval, et fit retentir un cri aigu et déchirant qui aurait pu passer pour celui d’un rapace. Son cheval, inquiété par cette force qui avait meurtri ses oreilles, désirait se défaire de son étreinte. Il essayait de partir au galop, mais elle le retenait d’une poigne de fer. Il tenta de se cabrer, mais avec impatience elle sut le faire retomber sur ses antérieurs. Enfin, elle ouvrit les doigts, et referma la bouche, galopant plus loin encore de ses terres sans espoir de gagner le village, car elle allait à son opposé. Sa destination ne lui importait pas plus que son sort, et sa seule certitude demeurait qu’il vallait mieux qu’elle disparaisse de ce monde et cesse d’exister tout à fait.