[3] Un lycée pas assez comme les autres
La lumière du jour fit sonner mon réveil. Sur mon bureau reposait encore mon texte d’hier soir. Aujourd’hui, il me fallait trouver quelqu’un qui puisse me donner un avis sur mon écrit. Seulement qui ? Ici, je traînais avec mon stylo et mangeais à l’écart avec mes écouteurs. Je n’allais pas envoyer une lettre à Bic, ou à Mozart. Bien qu’avoir l’avis de Brassens n’aurait pas été de refus, j’allais devoir surmonter la périlleuse épreuve de la socialisation.
Il fallait dire qu’ici, ce n’était pas un lycée comme les autres. Peut-être m’avez-vous trouvé étrange, avec un côté intello, mais là-bas, j’étais loin de l’être. Les têtes de classe devaient frôler la perfection pour surpasser les autres élèves, et les moyennes des devoirs ne passaient jamais en dessous de 17. Les “cancres” étaient la risée de leur classe en avoisinant les 15 de moyenne générale. De plus, l’accès à l’école n’était pas permis à tout le monde, seuls les enfants de bonnes familles pouvaient se payer le droit de s’asseoir dans une des salles de classe. Vous imaginez alors l’ambiance studieuse et tendue que je devais supporter toute la journée.
Bien sûr, beaucoup sympathisaient, se regroupaient par passion. Les littéraires mangeaient ensemble dans les tables du fond, les scientifiques dans leur coin à gauche. Il y en avait d’autres, si pointilleux dans leurs études qu’ils ne lâchaient jamais leurs cahiers, y compris pour manger, ou aller aux toilettes — ce n’est pas une blague, j’ai déjà vu Simon, un gars de ma classe, se laver les mains, son cahier de Philosophie posé sur le lavabo, en train de réciter la définition du constatif.
Mes changements fréquents d’établissement, ajoutés à cette ambiance si pesante entre les élèves, ne m’incitaient guère à faire un pas vers les autres. Je restais alors dans mon coin, écrivant mes poèmes en priant pour ne jamais me faire prendre par quelqu’un de cette école, qui verrait dans mes écrits une insulte au prestige de ce lycée.
Je ne pouvais montrer mes textes à personne sans risquer de finir à la porte, et bien que quitter cet endroit m’enchanterait, la réaction de mes parents me ferait regretter à jamais de m’être imaginé rappeur. Je pourrais dire adieu à mes rêves et finir comptable, enfermé derrière un ordinateur pour le restant de mes jours.
Une fois prêt, je sortis de ma chambre, prenant garde de bien fermer la porte à clé derrière moi. Qui sait où la compétition entre les élèves pouvait mener. Certains feraient n’importe quoi pour éliminer de potentiels rivaux sur le podium de fin d’année des trois meilleurs étudiants. J’avais entendu dire qu’une élève de seconde avait été renvoyée après que ses “copines” ont fouillé dans sa chambre, et découvert qu’elle possédait un compte Instagram sur lequel elle avait posté une photo d’elle en maillot de bain. Rien de malsain, mais pour ne pas nuire à l’image de l’école, elle a été virée sans pouvoir dire quoi que ce soit.
Si le proviseur se rendait compte qu’un de ses élèves était un apprenti rappeur, il me ferait aller au bûcher. Au sens propre, vu son regard de psychopathe.
Toute la matinée, je remuai dans ma tête les différents visages que je connaissais, les élèves, les professeurs, les surveillants, pour finalement me déclarer à moi-même en un soupir : “C’est mort.”
Pour la pause de midi, je décidai de prendre l’air, et me pris un sandwich pour le manger près de la mer. C’était l’un des merveilleux points de cette école. Elle était sur la côte.
Ainsi, derrière le large bâtiment, il y avait la mer.
En interceptant une conversation entre deux terminales, j’avais appris qu’il était possible d’atteindre l’arrière de l’école. Depuis, presque chaque midi, je prenais le petit chemin menant au local des poubelles, et arrivais devant la plage. Enfin, pas littéralement. En montant sur les poubelles, puis sur le toit du local, on pouvait alors, en faisant la poutre, s’asseoir sur un mur qui était en fait un vestige des remparts que les habitants avaient bâtis pour se protéger des attaques navales. De ce mur, on oubliait tout, comme sur le toit de l’internat. La différence étant que là, on ne se sentait pas seul.
Il y avait les mouettes qui essayaient de chasser les sandwichs, il y avait la mer hésitante qui approchait, puis repartait en continuels chuchotis, il y avait le soleil qui illuminait le paysage, et il y avait ce doux vent salé qui créait des vagues aériennes, me donnant l’impression de flotter, et ébouriffait mes cheveux en me murmurant des chants dans les oreilles.
La plupart du temps, j’étais seul à assister à ce spectacle, mais parfois, d’autres élèves s’asseyaient sur le muret, en couple, entre amis, ou seul, et même si on ne se parlait pas, on se souriait. Ce sourire nous faisait comprendre qu’ici, c’était bien le seul endroit censé de cette école. La mer était notre échappatoire.
Ce midi-là, j’étais seul. Il se faisait tard et les autres habitués étaient sûrement déjà tous partis. Je déballai mon sandwich sous le regard sournois d’un goéland, et regardai l’eau comme si elle avait la réponse à la question. L’oiseau, qui était de loin l’être le moins subtil que j’avais jamais rencontré, s’approchait petit à petit de moi, ne détachant jamais son regard de mon jambon-beurre. Je m’étais trouvé un auditeur finalement ! J’arrachai alors un bout de pain et lui dis : “Tu écoutes mon texte et je te donne ça, OK ?”
À peine avais-je fini ma phrase qu’il se jeta sur moi. Si je n’avais pas pris peur et lâché le pain, je n’aurais sûrement jamais revu ma main droite.
— Moi, je veux bien l’écouter si tu veux.
Je me retournai brusquement pour voir qui avait prononcé ces paroles, et vis que c’était une des élèves qui venaient manger ici de temps en temps.
— On ne s’est jamais vraiment parlé, reprit-elle, mais je serai honorée de pouvoir t’écouter réciter.
Ne sachant pas quoi dire, je finis par lui sourire et lui indiquer qu’elle pouvait approcher. Elle s’assit alors à mes côtés et sortit une salade de pâtes.
— Je m’appelle Yasmine, se présenta-t-elle alors, et toi ?
Je n’étais pas habitué à discuter, mais elle avait un sourire contagieux et ses yeux semblaient rire tout seuls à chaque image qu’ils voyaient. Elle avait l’air d’être de ces personnes optimistes qui malgré les croche-pieds, se relevaient en riant et reprenaient leur marche. On fit connaissance ou plutôt, je me présentai brièvement, et ayant vite compris que je n’étais pas un grand bavard, elle me mit en confiance en me racontant sa vie ici. Elle avait des tonnes d’anecdotes sur elle et son groupe d’amis. Je me souvins alors qu’elle venait souvent voir la mer accompagnée d’un garçon. Quand je lui demandai pourquoi il n’était pas avec elle, elle me regarda un temps avant de répondre.
— Tu aimes bien ce lycée ?
Elle essayait de paraître impartiale, mais je voyais que dans sa bouche, rien que le mot “lycée” la répugnait. Elle venait de cocher la seule case qu’il me fallait pour pouvoir vraiment me détendre avec elle.
— Je l’aimais quand je ne le connaissais pas, fis-je en riant légèrement.
— Toi t’as tout compris, dit-elle en souriant, ce garçon, c’est mon petit ami, Arsène. Il n’est pas là parce qu’il a été renvoyé hier.
Ce ne fut pas son annonce qui me choqua le plus, ce fut ma réaction. J’avais encaissé cette nouvelle comme une normalité, une habitude.
— Il était passé à 13 de moyenne, me dit Yasmine en regardant la mer, il avait un mois pour se rattraper… et le mois est écoulé.
Elle rit nerveusement et regarda son Tupperware de pâtes, nostalgique. J’étais doué avec les mots, mais pas en improvisation, il m’aurait fallu quelques heures à griffonner sur une feuille pour savoir comment la faire sourire. Je bafouillai un confus “Je suis désolé pour toi” et elle me sourit tristement, comme si elle essayait de revêtir son masque de personne heureuse, mais même le masque n’y croyait plus.
— Yasmine, demandai-je alors, tu as un rêve ?
Elle ne réagit pas tout de suite, puis posa son repas à côté d’elle. Elle regarda la mer et tendit son doigt vers l’horizon.
— Tu vois ce pays que tu ne vois pas là-bas ? C’est là que je veux aller. Il est loin, on ne le discerne même pas, mais c’est ce pays que je veux atteindre. C’est mon rêve.
— Jolie métaphore, la complimentai-je.
— Si seulement ce n’était qu’une figure de style, continua-t-elle, je cherche vraiment à partir. D’ici, de ce pays, de cette planète peut-être. Mon rêve, ce serait de m’échapper, de fuir. Fuir qui ? Je ne sais pas. Peut-être de me fuir moi-même, moi et mes projets trop ambitieux.
Je ne lui demandai rien d’autre, voyant qu’elle ne souhaitait pas développer, et on finit notre repas dans un silence, partiellement perturbé par des cris de mouettes affamées.
— Et toi, dit-elle alors sur le chant des vagues, tu as un rêve ?
Pour toute réponse, je lui récitai mon texte, en rythme avec les pulsations de la mer. Quand je me tus, je n’attendis pas ses félicitations ou ses critiques, mais me levai et partis. Je voulais laisser Yasmine réfléchir à ses rêves, et trouver sa réponse.
Et puis ça allait bientôt sonner, et je voulais passer aux toilettes avant de retourner en cours.