[8] La folie me guette
Alors que ma montre indiquait mon heure de convocation, j’hésitai à rejoindre la salle. Cela valait-il la peine de passer ces épreuves si de toute façon, même avec de bonnes notes, j’allais devoir partir ? Gardant espoir d’avoir simplement égaré mon carnet, je me rendis dans la salle d’examen. Pour l’instant personne ne m’avait rien reproché, autant ne pas leur en donner l’occasion.
Je m’assis à la table où était inscrit mon nom, et empoignai mon stylo. Je n’avais clairement pas la tête à composer. La professeure allait nous donner le signal, quand un surveillant entra dans la pièce. Mes réponses ne se firent pas attendre.
— Marcelin Coudert, prends tes affaires et suis-moi.
Je me levai et rangeai mes affaires dans mon sac. Le rendez-vous avec le proviseur ne m’effrayait pas, c’était quand il convoquerait mes parents que je commencerais à paniquer. Le poids des regards ne m’avait jamais paru aussi lourd. Celui tranchant de la professeure, ceux moqueurs qui griffaient ma nuque, les quelques interrogateurs qui murmuraient dans mes oreilles : “Pourquoi ? “, Pourquoi ?”, et son regard. L’un des deux garçons que j’avais croisé près de ma chambre l’autre jour. Il était dans cette salle et je sentais son regard triomphant, me pousser vers la porte, cochant la case “Marcelin” sur sa liste de ses adversaires.
Je suivis le surveillant qui ne m’adressa pas un regard. Je ne faisais pas le fier qui ne voulait pas perdre la face, ni le désespéré, dépité de sa situation, je marchais comme si de rien n’était, en essayant de trouver un coin de bâtiment qui me manquerait.
Peut-être les casiers gris clair qui décoraient les murs de chaque étage, les toilettes avec l’indication caricaturale d’un bonhomme en pantalon et d’un autre en robe, la lourde porte qui menait à la cour où il y avait toujours un couple qui s’embrassait dans un coin discret, un groupe d’amis qui parlaient fort et se lâchaient dans cet espace sans adultes, et ces bancs où une personne solitaire s’asseyait pour réviser. Peut-être les salles de classe et leurs murs décorés du souvenir lointain d’une couleur, les vieilles fenêtres qui ne s’ouvraient presque pas, l’odeur chaude qui s’échappait de la cantine, le bruit de clapotis des chaussures des élèves qui traversaient la cour sous la pluie, les oiseaux qui nichaient dans les trous du mur de l’établissement, la salle des professeurs que personne n’osait approcher, ou le couloir de direction toujours vide, comme hanté par l’esprit du proviseur.
Peut-être que quelques points de cette école me manqueraient finalement. Les habitudes créent une routine réconfortante, quitter un quotidien est toujours angoissant. Qu’allais-je faire désormais ? Où irais-je ? Dans une nouvelle école alors qu’il restait à peine deux mois de cours ? Et l’année prochaine que deviendrai-je ?
Le point d’interrogation devint un instant ma plus grande phobie. J’en voyais partout. J’avais des hallucinations interrogatives qui me tournaient autour, et mon avenir se floutait. Je n’arrivais plus à le discerner à l’horizon. J’étais arrivé au pays de l’incertitude. Ma vie continuait mais en complète improvisation, en gardant le suspense de la retombée de chacun de mes pas. Je n’aimais pas cette sensation d’être aveugle face à mon destin.
Nous arrivâmes devant le bureau du proviseur. Tous les élèves étant en épreuves, personne n’était là pour suivre ma honte et diffuser l’événement dans tous le lycée. De l’autre côté de la porte une voix m’autorisa à entrer.
Mes pieds allèrent l’un devant l’autre puis me firent asseoir devant le gardien de cet établissement. L’homme face à moi me regardait sévèrement, la main posée triomphalement sur mon carnet comme un chasseur le pied sur sa proie. Je n’avais qu’une envie c’était de lui soutirer mon cahier, qui ne méritait pas d’être touché par ces mains pleines de gel hydroalcoolique, mais je ne fis rien. Son visage exprimait à la fois l’incompréhension et le mépris. Il leva sa main et me demanda ce que signifiait “cet objet”. J’allais lui répondre “mon avenir”, mais il ne me laissa pas placer un mot.
— M. Coudert je ne sais pas si vous vous rendez compte du ridicule de cette situation. Nous sommes dans l’une des meilleures écoles du pays, nos élèves sortent d’ici un diplôme à la main, ils rejoignent les universités les plus prestigieuses et se forgent un avenir plein de succès que nous envions tous. Ils dessinent une telle image de ce lycée que les parents ont une confiance totale, et naturelle, en nous. Nous éduquons leurs enfants afin de les aider le plus possible à vivre une belle vie, et à s’épanouir dans la carrière qu’il souhaite. Votre projet, jeune homme, vous le comprenez certainement, est insensé. Inconcevable. Un délire d’enfant, rien de plus.
Je soutins son regard alors qu’il réduisait à néant tous mes rêves. Il m’annonça clairement que je n’étais plus le bienvenu dans cette école, et m’expliqua son incompréhension à la vue de ce carnet. Moi, l’élève modèle : rappeur. Pourquoi être attiré par ce milieu musical, fréquenté par des personnes sans honneur, où la musique comme les paroles sont brutales, où chacun bouge, saute et crie des horreurs, où on influence la population avec des discours violents, pervers, choquants, vulgaires. Quelle image recevrait le lycée si ses élèves devenaient des stars sans intérêt seulement payées pour leur notoriété ?
Il déclara qu’il avait appelé mes parents. Ils étaient en route pour venir me chercher. Il m’accompagna jusqu’à la porte de son bureau et me souhaita “Bonne continuation” en priant pour que mes parents me fasse consulter. Le surveillant me suivit jusqu’à ma chambre où je devais préparer mes affaires. J’avais demandé à avoir mon carnet, mais mes parents devaient “prendre connaissances de cet objet“. J’avais l’impression d’avoir dealé de la drogue, ou que c’était une lame encore fraîchement tâchée du sang de ma victime.
Le surveillant m’attendait devant la porte, et je commençai à ranger mes affaires. J’ouvris les portes de mon placard et en voyant ma valise, un rapide calcul se fit dans ma tête. Un plan insensé émergea alors. Je n’allais pas repartir avec mes parents. Ils étaient déjà fous de rage contre moi, autant rajouter une couche. Je vidai mon sac de cours pour n’y laisser que ma trousse, des habits de rechange et des provisions.
Pour la dernière fois, je mis discrètement ma chaise sur le bureau, et ouvris le Velux. Je lançai un regard vers la porte entrouverte, me répétant que c’était n’importe quoi, mais montai sur le toit. J’allais le plus vite possible jusqu’à l’escalier de secours en extérieur, et sautai sur la plateforme. Malgré le bruit métallique, je ne vis personne arriver et me dépêchai de descendre à toute vitesse pour rejoindre le bâtiment principal.
Je passai dans le couloir vide de la direction, et écoutai à la porte du bureau du proviseur. C’était calme mais je sentais qu’il était là. À peine une minute plus tard il reçut un appel.
— Comment ? Il a disparu ? Attendez-moi.
Je courus m’asseoir sur l’un des bancs dont se servaient les parents quand ils attendaient un rendez-vous, et me penchai sur un article du journal du lycée avec grand intérêt, alors que le directeur passait à toute vitesse devant moi. Une fois le champs libre j’entrai dans son bureau, et vis mon précieux carnet. Je ne pouvais pas partir sans. Je le pris et sans prendre la peine de le mettre dans mon sac, je sortis dans la cour, puis pris le chemin du local à poubelles.
Je montai sur le muret, où il n’y avait personne, et après un dernier regard vers l’établissement, je marchai, m’éloignant de plus en plus de cet endroit. Je marchai, et continuerai jusqu’à ce que ce muret prenne fin. Je marchai, et continuerai jusqu’à ce que je sois obligé de rebrousser chemin.
La mer comme compagne de voyage, je partais sans état d’âme en me promettant simplement de m’expliquer à Yasmine un jour.
J’allais faire comprendre à tous ces gens que j’avais mes droits, celui d’être qui je voulais être, celui d’assumer pleinement ma route, et que leurs lois ne pouvaient rien contre mes droits. Ma fugue leur servira de leçon, à mes parents et à ce lycée. On dit toujours que ce sont des erreurs d’enfants qu’on apprend, j’en faisais une pour que les adultes comprennent.
J’étais libre, libre d’aller où je voulais, d’être qui je voulais, et surtout, de faire ce que je voulais.