Rêveillé (10/15)

5 mins

[10] Insolence adolescente  

Mon voyage suivait son cours, et j’avais croisé deux autres personnes. La première était un homme d’une trentaine d’année qui arrosait ses fleurs et qui n’avait même pas remarqué qu’un adolescent était passé au-dessus de lui. La deuxième, était une fille d’environ mon âge.

Quand je suis arrivé dans son jardin, elle avait un casque sur les oreilles, et marmonnait en yaourt les paroles qui défilaient dans sa tête. Je ne pus m’empêcher de rire face à cette scène qui nous arrivait tous, mais dont normalement, personne n’était témoin. J’essayai de passer en vitesse, voulant éviter tout moment gênant, mais elle me vit. Au bord de la crise cardiaque, elle poussa un cri qui résonna jusqu’au pays voisin.

— Mais ça va pas la tête ? s’écria-t-elle en retirant brusquement son casque.

— Euh… Bonjour ? tentai-je embarrassé.

Elle me regarda en haussant un sourcil, et j’essayai de lui expliquer ce que je faisais chez elle en toute illégalité. Curieuse, elle m’expliqua qu’elle était justement en train d’écouter du rap, et qu’elle aimerait beaucoup lire ma version de cette musique. Elle lut un de mes textes, et je la regardai suivre les lignes des yeux avec appréhension. Voir quelqu’un lire mes mots étaient toujours perturbant. À la fois excitant, à la fois angoissant, le mouvement de la bouche, le regard qui défile, les lèvres sans sourire, rien ne montre jamais l’avis du lecteur, laissant l’auteur dans une attente insupportable.

Quand elle finit sa lecture, je compris qu’elle n’allait pas se jeter à mes pieds pour me demander un autographe.

— Si tu veux mon avis, tu cherches trop compliqué. Une chanson ça doit être simple, le refrain doit pouvoir rester dans la tête. Toi tes refrains, ils font quinze lignes, comment veux-tu qu’on les retienne ? Trouve-toi autre chose, je sais pas, cascadeur ?

Je ne fis rien paraître, mais elle m’avait un peu blessé. Allais-je devoir revoir toute mon écriture pour pouvoir vivre de la musique ? Elle avait raison, les refrains connus étaient composés d’une seule phrase qui tournait en boucle, mais je ne voulais pas faire ce style de musique.

Je la remerciai pour ses conseils, remballai mes affaires et me relevai. Après lui avoir dit au revoir, encore gêné, elle me fit un signe de la main en me criant “N’empêche repenses-y ! Cascadeur au cinéma c’est stylé !”

Je marchai un moment, ses réflexions bourdonnant autour de moi comme des moustiques, puis finis par m’asseoir. J’allais leur prouver, à elle, et à tous ceux qui ne s’intéressaient plus aux paroles qu’on pouvait écrire des chansons de la taille de roman, qu’on pouvait glisser des métaphores entre chaque vers, et que même des quatrains aussi travaillés que ceux de Baudelaire pouvaient être chantés à tue-tête s’ils étaient bien écrits. Comme les timides se surpassaient pour aller vers les autres, mes mots allaient se transformer en bélier face aux portes qui fermaient les esprits, et pousser, cogner, jusqu’à ce qu’elles s’ouvrent et qu’ils se fassent entendre.

 

                                     […]

Quand soudain sans prévenir les notes m’emportent,

La batterie m’ensorcelle, elle contrôle mes pensées,

Les mélodies forment une véritable cohorte,

Les rires retentissent entre chaque couplet.

Le son d’un refrain qui fait tout bouger,

Pris dans la danse, je ne peux m’empêcher

De sourire des yeux, de faire n’importe quoi,

De trouver ce courage endormi en moi.

Pris dans une tornade les notes m’emportent,

Elles expédient mes questions sans ménagement,

Les doutes restent coincés derrière la porte,

Mon audace vient se placer au premier rang.

Ma timidité me maintenait sous l’eau,

À présent c’est moi qui l’utilise comme radeau,

Elle me montre leurs regards, leurs gestes parfaits,

Je l’ignore et n’écoute que la musique m’envelopper.

                                     […]

 

J’ajoutai le point à mon dernier vers, et souris devant ma nouvelle chanson. Elle était parfaite pour inaugurer mon plan à la fois rusé et insolent. Je déchirai la feuille de mon carnet et la glissai dans une enveloppe. J’écrivis l’adresse du lycée, et laissai un mot à l’intention de la personne qui trouverait cette lettre.

“Bonjour toi,

Si tu lis ceci (je me permets de te tutoyer), c’est que je suis déjà reparti. Cette enveloppe, j’aimerais s’il est possible, que tu la postes pour qu’elle puisse arriver à l’adresse indiquée. Je ne t’interdis pas de regarder à l’intérieur, d’ailleurs, je t’y encourage. Cela me ferait vraiment plaisir que tu prennes connaissance de mes mots. Seulement, suite à ta lecture, je te demande de fermer l’enveloppe, et de la laisser aller là où elle doit se rendre. Cela compte beaucoup pour moi.

Merci pour tout,

Une plume.”

Je pliai la note et la mise dans l’enveloppe de façon à ce qu’elle dépasse. Je respirai un bon coup, fier mais anxieux, et laissai la lettre s’échapper de ma main. Elle voltigea sur les courants d’air et descendit tranquillement dans le jardin à mes pieds. Elle se posa sur l’herbe comme un oiseau qui se repose d’un long voyage, et elle attendit, patiemment, d’être découverte.

Un sourire aux lèvres, je partis. Je croisai les doigts pour que ma lettre soit trouvée, et envoyée, et pour que tout ce paquet d’enveloppes n’ait pas été acheté en vain.

Mes parents m’envoyaient des messages, mais je ne répondais jamais. Ils ne s’inquiétaient pas vraiment pour moi, ils s’inquiétaient pour mon cerveau, mon niveau, mon intelligence que j’étais en train de gâcher. Ils s’inquiétaient pour eux, leur nom, l’image de la famille, que j’étais en train de repeindre en bariolé.

Rien que pour cette raison, j’avais envie d’éteindre mon téléphone. Pourquoi ne me voyaient-ils pas comme j’étais ? Leur fils, certes, mais aussi une personne à part entière. Sachez, vous, que derrière un visage, qui contient votre sang ou non, il y a quelqu’un. Derrière une masse de cheveux, un cerveau fort ou faible réfléchit, et appartient à quelqu’un. Derrière un regard il y a une âme, derrière un geste il y a une pensée, derrière un mot il y a une réflexion, derrière cette couche de peau, d’organes et de nerfs, il y a quelqu’un.

Ce quelqu’un, il est comme il est, il a grandi à sa manière, et rien, je dis bien rien, ne peut changer la destinée de sa vie, et certainement pas quelqu’un d’autre. Vous êtes hors de ce corps, hors de ce cerveau, de ce regard, de ces gestes, de ces mots qui ne vous appartiennent pas. Une vie, ça se décide en seul à seul avec soi-même. Vous ne pouvez pas être en seul à seul avec lui, alors laissez tomber. Reculez d’un pas, et laissez-le parler.

Laissez-le s’exprimer. En mots, en gestes, au crayon, en dessins, en grognement, en rythme…

Laissez-moi exprimer mes mots en rythme.

Mes parents essayaient de m’appeler vingt fois par jour, une façon de me faire craquer pour que je rentre et que je cesse de faire l’enfant, mais ça ne marchait pas. Non seulement car ma sonnerie de téléphone était le thème principal de Pirates des Caraïbes et que marcher sur un mur avec cette musique en fond était très stylé, mais aussi parce que je ne faisais pas l’enfant.

Je faisais l’adolescent. L’adolescent conscient qui faisait sa crise. L’adolescent à un tournant de sa vie qui essayait de se créer sa propre identité. L’adolescent qui se détachait de ses parents. L’adolescent rêvant de liberté. L’adolescent qui avançait doucement vers l’âge adulte, mais sûrement.

J’étais une plume qui voulait se détacher de sa cigogne.

Je continuerai à marcher le long de ma poutre, je prendrai mon temps. Je continuerai jusqu’à ce qu’ils craquent, et qu’ils me laissent m’assumer tel que je suis : un artiste. Qu’ils me laissent le dire tout haut et tenter ma chance. Si je n’essaie jamais, comment savoir que ce milieu ne m’est pas destiné ?

____________________________

Si la chanson entière vous intéresse : https://reveille6.webnode.fr/l/chap-10-insolence-adolescente/

 

No account yet? Register

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Lire

Plonge dans un océan de mots, explore des mondes imaginaires et découvre des histoires captivantes qui éveilleront ton esprit. Laisse la magie des pages t’emporter vers des horizons infinis de connaissances et d’émotions.

Écrire

Libère ta créativité, exprime tes pensées les plus profondes et donne vie à tes idées. Avec WikiPen, ta plume devient une baguette magique, te permettant de créer des univers uniques et de partager ta voix avec le monde.

Intéragir

Connecte-toi avec une communauté de passionnés, échange des idées, reçois des commentaires constructifs et partage tes impressions.

0
Exprimez-vous dans les commentairesx