Troisième et dernière partie du récit, précédant “Une petite fille” et “La Reine de Destruction”.
Debout sur un talus de terre jonché d’herbe sauvage, un jeune garçon contemple, l’air rêveur, la Rivière du Temps s’écouler. Il chante d’une voix si faible que son chant ressemble à un murmure, les paroles étouffées par le vent froid qui harcèle le talus et trace des tourbillons dans les champs en jachère. La terre noire, gorgée d’humidité, s’accroche aux semelles du garçon.
Entre ses doigts, l’adolescent caresse une feuille de hêtre. Il la dresse en direction du pâle soleil dont elle filtre les rayons. Les yeux rêveurs observent la palme translucide laissant apparaître les veinules par lesquelles transite la chlorophylle nourricière. Le jeune garçon se met à imaginer un cerveau et son réseau neuronal qui le parcourt. Il se figure la feuille lui hurler dans sa langue de plante de la redéposer parmi ses sœurs qui recouvrent le verger. Au lieu de lui obéir, le garçon se met à la tourner comme une toupie. La vitesse de rotation créé un jeu de lumière. L’adolescent continue jusqu’à ce qu’une masse de nuages gris voilent l’astre blanchâtre.
Sans la moindre émotion, il relâche la pauvre feuille, qui vient glisser sur le flanc meuble du talus pour s’arrêter parmi une colonie de glands. Le jeune garçon courbe l’échine comme si sa tête était trop lourde pour ses frêles vertèbres. Vêtu d’un manteau en laine bleu et de bottes, il recommence à faire les cent pas sur la ligne de l’amas terreux qui sépare le verger du champ voisin, zigzaguant entre les jeunes arbres, à l’aspect fragile et dont la taille ne dépasse pas les buissons de ronces entrelacés parmi les barbelés. Ils paraissent d’autant plus ridicules aux pieds des immenses chênes dont les larges racines servent de charpente au remblai.
Encore et encore, le jeune garçon accomplit ses allers-retours, visage rivé au sol, bras ballants, tel un robot dépourvu de mission. Entre ses lèvres gercées par le froid il murmure des paroles inaudibles, y compris pour lui-même, comme un mantra pour apaiser son esprit. Encore et encore. Il a parfois l’impression que son existence toute entière n’a été consacrée qu’à cette errance aberrante.
Deux silhouettes s’avancent entre les arbres nus du verger. Une femme et un homme. La dame d’un certain âge – pour ne pas dire vieille – porte un somptueux manteau liseré de fourrure aux manches larges également fourrées, des gants et des bottes à talons aiguilles en cuir rouge, et un chapeau de la même fourrure que son manteau. Les mains jointes comme pour une prière, elle avance en prenant soin d’éviter les feuilles mortes pour ne pas salir ses belles bottes. Son visage taillé tout en pointe affiche un air contrarié. L’homme à ses côtés arbore l’uniforme de majordome avec son costume noir et blanc en queue de pie identifiable entre mille, étiré par sa forte corpulence. Sa grosse tête sculptée comme une boule de bowling est couronnée d’un chapeau haut de forme. Il tient en l’air une ombrelle qui protège sa maîtresse des gouttes tombant des branches.
Le jeune garçon glisse sur la terre molle. Ses pieds craquent sur le tapis de glands.
─ Cher petit, parle la noble dame d’une voix de crécelle. Cela fait des semaines que vous quittez chaque matin la maison pour revenir tard le soir, à passer vos journées sur ce talus à ne rien faire. Vous allez attraper une pneumonie à ce stade.
Son ton d’inquiétude sonne avec une incroyable fausseté. Le jeune garçon, regard rivé au sol, observe du coin de l’œil les indésirables.
─ Votre belle-mère vous parle, mon garçon, intervient le majordome aux cordes de baryton. Ayez l’obligeance de la regarder en face.
L’adolescent obéit et découvre la moue de mépris que celle qui se fait appeler « sa belle-mère » ne cherche pas à dissimuler. Il n’en ressent pourtant aucune peine. Il la hait plus encore qu’elle ne le méprise, tandis que les « cher petit » et « mon garçon » l’irritent autant qu’ils l’amusent.
La vieille femme, sous ses fourrures, pousse un soupir las.
─ J’ai fait serment de veiller sur vous, vous protéger et assurer votre bonne éducation. Et qu’obtiens-je en retour de ma bonté ? Rien que l’ignorance.
Sa voix de crécelle se fait plus virulente à mesure qu’elle libère sa véritable nature.
─ Ingrat que vous êtes. Vous me faîtes honte. Un bon à rien inutile. Un simple d’esprit, voilà de quoi j’ai hérité mon bon Félix, conclue-t-elle à l’intention du domestique qui acquiesce d’un air suffisant.
Face à tant d’ignominie, le jeune garçon demeure impassible, les bras ballants, le regard noyé dans les rêves. Les gouttes d’eau qui tombent de la voute formée par les hauts chênes surplombant le remblai s’écoulent au travers de sa tignasse sur son front pour se loger dans ses cils. On dirait qu’il pleure mais il n’en est rien. Tout ce qu’il ressent est une puissante exaspération nourrie par un profond mépris. Sous son apparence de noble dame au nom glorieux, maîtresse en son manoir et ses domaines, celle qui prétend être sa belle-mère n’est qu’une harpie au déguisement de mégère. Quant au majordome, sous son masque de suffisance, il n’est qu’un laquais, un esclave heureux car dénué de volonté propre. Rien de plus qu’un lâche trop effrayé à l’idée de prendre sa vie en main. Lâcheté qu’il dissimule sous la dévotion pitoyable.
Le jeune garçon estime qu’ils ne méritent pas de goûter sa haine. Voilà pourquoi il entretient l’indifférence lorsqu’ils daignent venir vers lui, à chaque fois pour le rabrouer. Il n’a que faire des mots qui sortent de leurs bouches abjectes. Ils ne sont que bruits détestables à ses oreilles. Ils brouillent ses pensées, l’empêchent de réfléchir.
─ Oh ! et puis faîtes comme bon vous semble. Je me lave de votre bien-être. Dormez donc dans ce champ si cela vous sied.
Tandis qu’ils se retournent avec dédain, le jeune garçon les observe, songeant à la vacuité de leurs existences. Bientôt, ils seront morts, leurs corps dissous en milliards d’atomes disséminés par le souffle de l’Univers. Poussières infimes avalées par les amas d’étoiles mortes, puis dévorées par les chenilles du Désert Chaotique. Leurs souvenirs oubliés à l’instant de leur ultime soupir, car entretenus par d’autres blobs d’atomes en décomposition. Et il en viendra d’autres, que le torrent à leur tour consumera.
Silencieux, le jeune garçon s’exaspère. À chaque fois qu’il est interrompu dans ses recherches, qu’il quitte des yeux – ne serait-ce que l’espace d’un battement – le cours de la Rivière, celle-ci se voile à son regard et il doit accomplir un effort surhumain pour la maintenir dans la bulle qu’il nourrit de son énergie. La mélopée l’aide à se concentrer. Son esprit tout entier est dirigé vers une seule image, celle d’une petite fille perdue dans le flux temporel. Le froid engourdit ses membres, la pluie alourdit ses vêtements, ses bottes dérapent sur la boue traîtresse, mais rien ne peut interrompre sa quête. Remontant le courant ou bien le descendant, empruntant les torrents, louvoyant d’un affluent à un autre, il dissémine dans les eaux hasardeuses un appel contenu dans des saphirs bruts. L’écho de ces pierres résonne à travers le tissu du temps, de son aube à son crépuscule.
Le jeune garçon attend. Il attend depuis dix mille ans. Il attend depuis une heure. Il attend une réponse.
Alors qu’il emprunte une sempiternelle boucle, enjambant au passage une pierre moussue couverte d’écume, son cœur se met à palpiter. Une détonation étouffée, suivie d’une onde de choc, assez puissante pour faire vibrer le tissu même de l’Univers et interrompre son souffle un instant infinitésimal. Puis un hurlement déchire ses tympans et résonne dans son crâne, arrêtant net ses pensées. La bulle de suspension vacille. Il parvient à la maintenir au prix de lourds efforts douloureux. En sueur, suffocant, il se redresse et concentre toute son attention sur l’un des cailloux semés durant ses recherches.
Il découvre alors la divinité obscure, sculptée dans la fumée noire, marcher dans le Désert de Désolation. Sous l’effet d’une onde électrique, son dos se redresse instantanément. Ses yeux suivent la silhouette aux courbes familières. Les longs cheveux filés d’ombres flottant dans les vents chaotiques. Le garçon voit la déesse oubliée s’enfoncer dans les eaux de la rivière. Il l’observe se pencher pour ramasser sa balise, scintillante sous la surface. Puis il pousse un cri d’effroi lorsqu’elle trébuche et sombre sous les flots de souvenirs.
Sans même reprendre sa respiration, le voilà qui se précipite telle une fusée à travers le désert, louvoyant entre les illusions du chaos et les nids de chenilles voraces. En quelques enjambées, il a rejoint la berge de la Rivière. Sur la plage de limon jaune-brun, le jeune garçon déchausse ses bottes et entre dans les eaux calmes ; ou plutôt, il marche à leur surface. Ses yeux scrutent les environs, son esprit cependant encombré par le flot tempétueux de mémoires invasives.
Il s’entoure alors d’une bulle isolante dans laquelle, nourri par l’air pur de ses seules pensées, il se trouve à l’abri des méandres de souvenirs qui ne manqueraient pas de le rendre fou. Protégé par son cocon transparent, l’adolescent se met à descendre le courant. Ses pensées isolées, il ne peut se fier qu’à ses yeux, qui ne cessent de parcourir le moindre sillon d’écume, la plus infime vaguelette. Aucun besoin pour lui de se diriger, il connaît par cœur chaque segment de la Rivière à force de la parcourir de sa source à son embouchure.
Au terme de la boucle, il tombe sur les rapides. Les eaux démentes sillonnent entre les pierres grises couronnées d’écume blanche. Le bruit assourdissant est ponctué des échos – joyeux, tristes, colériques, suppliants ou chantants – des milliards de souvenirs enfouis sous la surface. À partir des fils de ses pensées, comme pour la bulle d’isolement, le jeune garçon tisse une paire de skis. Après les avoir enfilés, il commence à glisser sur le torrent. Sous l’effet de son cœur battant, sa poitrine se soulève à toute allure, ses côtes broyées par l’angoisse. Il hurle pour étouffer le vacarme.
─ Où es-tu ?! Réponds-moi ! Je t’en prie !
Bientôt ses cris se muent en prières pour lui-même.
─ Où es-tu ? Fais-moi un signe. S’il te plaît… Quelqu’un… Peut-être… Dis quelque chose… Montre-toi… Pas encore, pas encore. Je… S’il te paît. Dis quelque chose.
Tic tac ! Tic tac !
***
La petite fille ne sait même plus si elle respire encore. Ses bras ballottent au gré des vagues folles, les os brisés sur les pierres. Tel un bois mort, son corps flotte sur l’écume. La plus infime étincelle d’énergie l’a abandonné. Aussi se laisse-t-elle aller, trop faible pour penser. Les échos de souvenirs sont devenus une partie d’elle. L’enceinte de la citadelle démolie vidée, son identité avalée par la vague, dissoute dans ses eaux, vaporisée dans l’air chaud du désert. Elle ne sait plus qui elle est. Mais l’a-t-elle jamais su ?
La douleur et la peur, ses éternels compagnons. Les seuls qui lui sont fidèles. Tous les autres l’ont abandonnée. Elle-même s’est abandonnée. La déesse n’est plus. Celle que l’on appelle Kali ou Némésis a été emportée. La petite fille n’est plus qu’ombre fondue dans un infini néant, sa conscience effacée. Ne reste qu’un instinct primaire, noyé d’effroi et de solitude. Une souffrance incommensurable et éternelle. Mais peut-être l’a-t-elle méritée ?
─ Je t’interdis de penser ça !
Tic tac !
Les voix sont chassées par un souffle puissant. Si puissant qu’il déroute le cours de la Rivière et le temps lui-même se disloque avant de se reformer en un nœud croisé.
Soudain, le jeune garçon l’aperçoit, pâle silhouette battue par le torrent, fondue dans l’écume bouillonnante. Une mince fumée blanche s’en échappe. Il accélère encore, se servant de la vélocité du courant. Arrivé près de l’ombre blafarde immobile, il tend le bras. Sa main frôle les doigts froids mais ne parvient pas à s’assurer une prise. Une pierre les sépare, l’obligeant à s’écarter pour ne pas la heurter. Son cœur bat plus vite que les pulsions du courant dément.
Seconde tentative. Cette fois, ses phalanges agrippent les cheveux. Un obstacle invisible le fait sursauter. Il manque de plonger mais se rattrape au dernier moment. Un goût ferreux sur la langue, il regarde ses doigts et découvre la mèche qu’ils emprisonnent. Poussant un gémissement furibond, il s’élance de nouveau. La vision du corps qui s’enfonce le fait redoubler d’acharnement.
Autour de lui, l’Univers n’est plus qu’un entrelacs de fils rouges, bleus et jaunes. L’écume blanche s’est peinte en noire. L’eau azurine : un mélange translucide.
Ses yeux sont rivés sur la silhouette qui ne cesse de rapetisser, grignotée par les bulles de chaos. Dans un ultime effort, le jeune garçon plonge en avant. Il atterrit sur le maigre buste de la petite fille. L’écume noire commence à le consumer. Il sent l’acide déchirer ses vêtements comme une infinité de dents minuscules. Il hurle, et son cri fait à nouveau trembler le tissu de l’Univers. Une onde se propage à la surface de la tapisserie. Le jeune garçon s’en sert pour les éjecter tous les deux hors de l’eau. Puis le souffle universel les propulse sur la berge.
Ses doigts tremblants caressent le limon jaune-brun. Il constate qu’il a cessé de voir la nature primaire de l’être. Le Désert de Désolation s’étend partout avec ses colonies d’insectes titanesques. Sous l’effet des vagues chaotiques, les couleurs changent à chaque battement de paupières.
Le jeune garçon observe la petite fille dans ses bras. Il pose ses doigts sur sa gorge. Aucune respiration. Conservant son calme, il joint ses lèvres aux siennes et insuffle son énergie en elle. Son corps maigre et froid se met à tressauter. La petite fille suffoque, puis une marée de souvenirs s’écoule de sa bouche et de son nez avant d’être avalés par le limon. Le frère rassure sa sœur, sa main caressant avec tendresse le dos parcouru de tremblements.
─ Tout va bien à présent. Tu es chez toi, susurre-t-il à son oreille d’une voix qui trahit la peur l’ayant étreint quelques instants plus tôt.
La gamine dresse son regard vers le visage du garçon. Ses yeux sont encore voilés par les dents de l’écume. Peu à peu, la brume se dissipe. Elle le voit enfin tout entier. Une nouvelle vague l’immerge. Un profond soulagement qui étreint tout son corps. Ses bras serrent le cou du garçon qui répond par le même engouement. Par ce lien étroit, leurs énergies transitent entre eux, via des faisceaux de lumière.
─ Comment est-ce possible ? prononce la petite fille d’une voix faible. Je me suis sentie disparaître.
─ Je t’ai ramenée grâce aux précieux souvenirs que j’ai conservés de toi, lui explique le jeune garçon.
─ Je me souviens maintenant.
L’enfant éclate en sanglots.
─ Pardon ! Pardon de t’avoir oublié !
─ Tu t’es retrouvée perdue dans un monde inconnu. Aucun de nous ne savait à quoi s’attendre.
Pour la rassurer, ses doigts caressent les cheveux foncés par l’eau et salis de limon.
─ J’ai eu tellement peur ! J’étais toute seule. Je t’entendais mais je ne savais pas où te chercher.
─ Je suis désolé d’avoir mis tant de temps.
La sœur desserre son étreinte pour constater le visage larmoyant de son frère. Elle le rassure en posant sa paume froide sur sa joue chaude et humide.
─ Voyons. Le temps est aléatoire, lui remémore-t-elle sous un doux sourire, le premier qu’elle affiche et qu’il contemple depuis une aube lointaine.
***
L’enfant blond est accroupi dans l’herbe jeune, sous un astre blanc figé dans son aube, au milieu d’un ciel cyan vierge de nuages. Il n’a que faire de ce qui se passe autour de lui, concentré qu’il est sur le petit cratère de terre où se tortillent les chenilles. Pas plus grosses que son petit doigt, elles arborent un beau vert émeraude et d’infimes poils blancs. Une éternité que le garçon est penché sur son œuvre, et il pourrait y passer une éternité supplémentaire. Mais les autres l’attendent.
Il se relève en sautillant sur ses petites jambes. D’aucun jugerait qu’il n’a pas plus de cinq ans. Traversant le verger aux arbres nourrissons, l’enfant accourt jusqu’à la cabane qui s’élève près du talus dominé par les puissants chênes. Une bicoque tordue et penchée, percée de nombreux trous entre ses planches sauvagement assemblées. À se demander comment elle tient debout. Le garçon pousse la porte dans un grincement strident. Le voici qui entre dans une vaste salle. Le long du mur du fond, des rangées de moniteurs et, sous les bureaux, des box de données grondants et clignotants. Les deux murs annexes sont recouverts d’étagères noyées sous les documents papiers, desquels ne transparaît pas le moindre soupçon d’organisation. Au centre de la pièce, d’autres gamins discutent, les regards balayant une imposante table sur laquelle est agencée une maquette.
Le garçon blond s’approche et contemple l’entièreté des mondes parcourus par la Rivière du Temps, ligne bleue sinuante au milieu des forêts et des déserts, sous les océans et les montagnes.
─ Tu es en retard, l’interpelle un de ses frères avec autorité. Encore à t’amuser avec tes insectes.
Les cheveux blonds gigotent tandis qu’il hausse les épaules.
─ Toi seul estime que c’est une perte de temps. À mes yeux, c’est le cœur même de notre projet.
Aucun d’eux ne parle à la façon d’un enfant, bien qu’ils en aient l’apparence et le timbre fluet.
─ C’est bon ! intervient leur sœur à la tresse brune posée par-dessus son épaule. On ne va pas se battre pour des futilités. Il y a plus urgent à traiter.
Les deux frères dirigent ensemble un regard noir vers la jeune fille qui les ignore.
D’autres voix commencent à s’élever parmi la fratrie. Le ton ambiant monte, échauffe les esprits ambitieux et ne tarde pas à faire bouillir l’atmosphère. Plus l’aurore se rapproche, plus les égos se confrontent. Chaque frère et sœur entretient sa propre vision de l’univers qu’ils veulent tisser. Une fois le courant de la Rivière lancé, il ne sera plus question de retour en arrière. Les ingénieurs n’auront plus le contrôle de la machine. Chacun présent dans le Hall des Rêves en a parfaitement conscience, et aucun des membres de la fratrie n’est prêt à faire de concession.
Au terme de cette ultime réunion, il est décidé que chaque enfant pourra façonner son propre monde. Et chaque monde sera relié par le filament de la Rivière du Temps. Les frères et sœurs, en dépit de leur dispute, garderont un lien, bien qu’aucun n’en ait cure.
À l’exception de deux d’entre eux qui se tiennent à l’écart des autres. Les mains jointes, blanches à force de se serrer, ils observent silencieux la tempête creuser un gouffre entre chacune des réalités qu’ils ont passé un millier d’éternités à rêver et un autre millier à façonner. Sur ordinateur ou à la main, seul ou à plusieurs. L’œuvre de toutes les vies encore à naître. Une œuvre partagée et accomplie autour d’un but commun : celui d’inventer et de créer. Le propre de tout enfant projeté dans un monde dont il ignore tout, et qu’en réponse il cherche à tailler à son image.
Au cœur du tourbillon, les deux âmes solitaires, trahies par leur peine, s’avancent enfin dans le cercle fraternel et parlent d’une seule voix, tremblante de peur et de chagrin. Ils parlent pour l’union, refusant d’être séparés pour une vaine querelle nourrie par l’ambition égoïste et non plus partagée. Ils ne sont cependant que deux face à la multitude, et leurs paroles finissent dévorées par le monstre oubli. Alors ils reculent dans l’ombre et retombent dans le silence.
À l’Aube du Temps, alors que la fratrie éclatée s’éparpille dans ses différentes œuvres-mondes, tels les atomes dans le souffle de l’Univers, deux enfants sont les derniers à partir. Ils sont les seuls à avoir façonné un monde qui leur est propre. Le désespoir les étreint, un abîme si profond qu’il paraît dénué de fin.
Leurs frères et sœurs ont été clairs. Alors que chacun règnera sur son espace à la façon qu’il entend, les solitaires ne peuvent tolérer une quelconque union qui les rendrait vulnérables. Seule, la puissance des dieux dépasse l’entendement. Mais elle n’est qu’une feuille dans le vent lorsque deux pouvoirs divins s’allient. Gouvernés par la peur, les esprits fraternels ont contraint leurs frère et sœur à s’abandonner. La bataille a duré un troisième millier d’éternité. À son terme, la dualité a finalement cédé.
Le frère a néanmoins réussi à négocier pour lui le rôle de veiller sur la Rivière du Temps. Il en sera son gardien. Alors qu’il était contre, il fera en sorte que la fratrie demeure divisée, de sorte qu’aucun enfant ne prenne le pas sur les autres et n’envahisse leurs royaumes. Et afin qu’il n’abuse de son pouvoir pour les duper, ses pairs lui ont imposé leurs propres gardiens pour le surveiller. Ainsi fut scellé le dernier acte avant l’aube.
Voyant son frère pleurer, la sœur en larmes lui dépose un baiser réconfortant sur la joue, puis chuchote avec tendresse à son oreille, lui promettant de ne jamais l’oublier. Puis elle s’en va. Les bras de son frère tentent de la retenir mais ses jambes refusent de lui obéir. Il reste seul au milieu du verger aux arbres nourrissons, avec pour unique compagnon le silence. La cabane autrefois animée est à présent murée dans le mutisme. Les moniteurs ne ronronnent plus, et la poussière commence déjà à tapisser la table de la maquette et les étagères de dessins.
C’est en murmurant le chant de leur enfance que le dernier frère contemple l’aube se lever, le soleil entamer sa course dans un ciel où naissent les premiers nuages, desquels s’échappe la première pluie, dont l’eau nourrit les premiers bourgeons. Le souffle de l’Univers fait voler l’herbe qui se couvre de rosée. La Rivière du Temps s’est mise en branle, et porté par le courant, le limon commence déjà à s’accumuler sur ses berges, destiné à former le Désert Chaotique.
Seul, un jeune garçon contemple l’Univers, les pensées rêveuses tournées vers une petite fille.
Un grand merci pour être arrivé jusqu’ici 🙂