Le Rêveur et l’Ancien Chapitre 2

8 mins

Note de l’auteur : en langue de Noun, les û se prononcent ou


III

Autour de l’oasis, les dunes se peignaient de rouge sang. Selon le moment de la journée, le désert n’arborait par les mêmes tons : ocre le matin, pourpre le soir, bleu la nuit.

Étonnant à quel point le danger peut être fascinant, songea Aksoum en contemplant la beauté infinie du spectacle qui lui était offert.

Il n’osait se laisser aller dans les bras du sommeil, effrayé à l’idée de se retrouver dans l’antre la bête. La fatigue finit néanmoins par l’emporter. Le soldat s’éveilla au milieu des dunes, colorées du pourpre crépusculaire. Un tourbillon de sable s’éleva jusqu’au manteau cyan, manquant d’ensevelir Aksûm en retombant. Le rêveur secoua la tête. Devant lui se dressait une forme gigantesque, taillée dans le magma. Des veines incandescentes parcouraient le corps pataud. Aksoum songea à un crapaud géant et bipède. Deux brasiers le détaillaient minutieusement. Le rêveur se souvint des dessins sur les murs des temples. Les Anciens, bâtisseurs du monde, étaient représentés sous une forme similaire.

L’Ancien et le rêveur s’observaient sans mot dire. Puis la créature antique parla, et sa voix était comme le tonnerre.

─ Tu dois te réveiller à présent.

Aksûm émergea de la grotte. Ses yeux cherchaient le crapaud géant mais ne distinguaient que les ombres. La tempête s’était tue. Le maître retourna auprès de sa meute. Sa chienne favorite, Maya, se dressa à son approche. Sa queue gigotait doucement dans la poussière tandis qu’elle gémissait en quête de caresses. Une langue baveuse accueillit la main pelée du soldat, apaisant les brûlures.

─ Oui ma belle, susurra-t-il tendrement en plongeant ses doigts dans le poil noir et blanc, aussi doux que du coton.

La chienne se roula sur le dos, yeux brillants et langue pendante. Aksoum se mit à gratter le ventre replet dans un concert essoufflé.

À Noun, les chiens représentaient les animaux les plus sacrés qui soient, vénérés par les prêtres de Deshkmer, le dieu à tête de chien, le premier chasseur et gardien des tombeaux. Les chiens de Nûn formaient l’élite de leur espèce. Les méthodes de dressage étaient élevées au rang d’art, les maîtres de meute grandement respectés. Il n’était pas de meilleurs coureurs, de meilleurs pisteurs, de bêtes plus loyales ou endurantes. Chaque hiérarchie de l’armée de Nûn entretenait sa propre meute. Elle lui servait à chasser, à flairer le danger et à traquer l’ennemi embusqué. Le pelage des chiens réchauffait aussi le soldat durant les nuits froides.

Aksoum s’allongea parmi les boules de poils ronflantes tandis que Maya venait se lover contre lui.

Le chien était le totem de la royauté de Noun, pour sa bravoure et sa loyauté. Cette sacralité lui conférait l’honneur d’un enterrement selon les mêmes rites que ses maîtres, dans des nécropoles aménagées spécialement pour son espèce. Ainsi, quand mourait le chien d’un prince, une cérémonie et une sépulture dignes d’un prince lui étaient offerts.

Aux yeux d’Aksûm, sa meute était aussi précieuse que ses camarades soldats. Non. En vérité, plus importante encore. Ses chiens, il les aimait comme ses enfants, lui qui pour le moment en était dépourvu.

À mon retour, se promit-il.

En plongeant dans les pupilles miroitantes de Maya, il se remémorait à quel point il exécrait leur faire courir le danger. Ces pauvres animaux n’avaient rien demandé. À son image, contrainte leur avait été imposée de servir dans l’armée, non poussés par la faim mais parce que c’était leur raison d’être, le fruit de leur entraînement. Si Maya et les autres prenaient conscience de leur sort, ils envieraient très certainement leurs congénères dorlotés tels des princes dans les maisons nobles, l’enceinte sacrée du temple de Deshkmer ou les chenils du roi à Sekkara.

Le lendemain fut comme les précédents. Nankhôr trônait à son zénith. Ses mains ardentes malaxaient le cerveau d’Aksoum transformé en bouillie. Le soldat distingua soudainement une silhouette auréolée de lumière longeant la ligne d’horizon. Ses yeux s’écarquillèrent en tâchant de mieux voir l’Ancien qui avançait lentement de sa démarche pataude. Il se tourna vers ses camarades, regards collés au sol, et les appela en pointant du doigt la forme colossale au loin. Quelques compagnons s’arrêtèrent pour observer l’endroit qu’il désignait. Ils retournèrent bien vite à leur marche courbée.

─ T’as des hallucinations, c’est tout, l’interpela Maresh avec son bâton. Bois un coup, ça te fera du bien.

Aksûm cligna des paupières pour chasser les rayons qui lui brouillaient la vue et les pensées. Il balaya à nouveau le paysage. Ce qu’il avait pris pour un Ancien n’était qu’une érection de grès rouge à la ressemblance vague d’un amphibien. Le soldat, déboussolé, but une bonne rasade à l’outre que lui tendait Maresh.

─ Lambinez pas derrière ! Gardez la ligne ! les surprit le Hiérarque, son autorité étouffée par le vent et la cagoule de tissu.

Le soir vit la compagnie s’effondrer comme un seul homme. À l’intérieur d’une crevasse, taillée de mains humaines dans la robe rouge d’une falaise, se trouvait un puits creusé par les nomades. Les enfants de Noun se précipitèrent pour boire. Certains manquèrent de tomber dans le trou. Le Hiérarque était trop épuisé pour les rabrouer. Les chiens, eux, restaient sagement assis, attendant que leur maître leur apporte des gamelles. À peine déposées, les voilà vidées, et Aksoum dut refaire le trajet jusqu’au puits, non pas une, mais trois fois. À la fin, les bêtes repues arboraient des bosses de dromadaire à la place du ventre. Les vrais dromadaires, ceux des guides, contemplaient le spectacle de leur nonchalance coutumière en mâchouillant leur langue, l’œil teinté d’ennui.

L’épuisement conduisit les hommes de la troupe à venir demander des comptes à leur officier.

─ On veut savoir dans quoi on s’est fait embarqué ! s’emporta Maresh, le visage roussi tiraillé autant par la fatigue que la colère.

─ Vous êtes des soldats. Vous obéissez, un point c’est tout ! lui opposa le poing furibond du Hiérarque, pareillement cramé et tendu.

─ Merde ! qu’est-ce que vous avez à cacher ? Qu’est-ce qu’on va faire à Byrsa ? s’entêta le soldat soutenu par ses camarades.

Les nomades observaient de loin dans leurs robes noires. Le Hiérarque, voyant la situation lui échapper, choisit de mettre de l’eau dans son vin.

─ J’ai été personnellement chargé d’une mission spéciale par le vizir Nauelk. Nous devons nous rendre à Byrsa incognito.

Le vizir Nauelk était connu par les rumeurs. Quelques années auparavant, on le pointait du doigt comme le plus proche conseiller du roi de Noun. Mais l’ascension des généraux avait entraîné parallèlement son déclin.

─ Vous croyez que les Byrsans laisseront des guerriers armés passer leurs portes ?

─ Mesure tes paroles, manant, se renfrogna le commandant dans un grincement de dents.

─ Si je dois mourir, j’aime mieux savoir pourquoi, l’ignora Maresh.

─ Votre engeance n’a pas à se mêler des affaires des grands !

Les hommes se dispersèrent, sachant qu’ils n’auraient pas de meilleure réponse et n’ayant aucune intention de se mutiner ou de déserter, au risque de le payer de leur vie et de voir leur famille réduite à l’esclavage.

Aksûm lorgna du côté des nomades impassibles. Que savaient-ils ? Il hésita à aller leur parler mais n’en fit rien, certain qu’il n’obtiendrait pas plus de réponses. Le peuple du désert entretenait la discrétion, restant à l’écart des étrangers qu’il jugeait avec mépris. Il entretenait son propre langage qu’il ne partageait avec per-sonne, usant dans ses affaires extérieures des dialectes de ses partenaires commerciaux : l’une des deux langues de Noun ou le parler bâtard de Byrsa.

L’aura du dieu-Soleil brûlait l’air que les malheureux mortels aspiraient. Ses doigts de feu déformaient le paysage. Aksoum avait l’impression que les blocs de grès se moquaient d’eux. La nuit venue, les hommes se pelotonnèrent derrière l’abri insuffisant des rochers. La chaleur des corps. Aksûm profita pleinement de la compagnie de sa meute. Le souffle glacial transporta les râles affamés des enfants de Tianout, la déesse-Nuit. Illuminés par les foyers, les yeux fatigués scrutaient le voile d’encre en quête d’ombres qui rôdaient, jusqu’à se plonger dans les eaux sombres du sommeil.

Les rêves étaient peuplés d’horreurs. Les esprits du désert n’aimaient pas la présence étrangère. Ils harcelaient les dormeurs, les poussaient petit à petit dans les bras de Folie. Ceux qui périssaient en ces terres désolées devenaient leurs esclaves pour l’éternité.

IV

Les hommes avaient cessé de compter les jours. Contempler le même horizon sans arrêt vous faisait perdre la notion du temps, et la raison.

Nankhôr déclinait lentement lorsque les dunes s’effacèrent, remplacées par une plaine rocheuse. Les graviers s’enfonçaient dans les sandales et la poussière, soulevée par les tourbillons, brouillait la vue. Les grains, plus fins que le sable, s’immisçaient sous les paupières. Les yeux n’avaient plus d’eau pour pleurer, n’étaient plus que deux tumeurs gonflés de sang. Les jambes tremblaient sous l’effet chaotique des vents contraires. Les cœurs se réjouissaient néanmoins, car c’était le signe que le terme du voyage se rapprochait. Le souffle sur les visages était plus frais, porteur d’une humeur salée. Leurs tourments allaient bientôt s’achever.

Enfin, c’était ce qu’ils croyaient.

Le littoral entourant Byrsa ne constituait qu’une bande rocailleuse séparant l’erg et la mer, une lande poussiéreuse et des falaises déchiquetées couvertes de crevasses et de ravins sinueux. Une zone d’opération idéale pour les brigands qui convoitaient le butin des caravanes. Des zones boisées se distinguaient ça et là, marquant les nappes souterraines, des bosquets d’épineux essentiellement, plus quelques arbres maigrelets.

La nuit, les oreilles étaient dressées et les regards sur le qui-vive. Les veilleurs balayaient les alentours du bivouac en quête de la moindre ombre mouvante entre les rochers. Le Hiérarque interdisait les feux afin de demeurer discret. Les bandes de coupe-gorges infestaient la région, propice aux embuscades et aux retraites secrètes. Les ossements de voyageurs imprudents, mangés par la poussière, servaient de mise en garde.

Le voyage qui avait pris l’allure d’une errance s’acheva enfin lorsqu’apparurent, sous la lumière de midi, les célèbres remparts de Byrsa, dont le grès rouge donnait l’impression qu’ils étaient peints de sang, celui des pillards et autres pirates. Un sombre présage du point de vue des soldats de Nûn qui ne les avaient encore jamais contemplés. Des dizaines de milliers de blocs taillés assemblés sur une demi-lieue. Une longue ligne émaillée de tours, reliant deux horizons d’est en ouest. Une beauté étouffante. La base de la muraille faisait, au juger, deux fois la largeur de son sommet. Aksoum estimait sa hauteur entre quatre-vingt et cent pieds.

Les Byrsans prétendaient que le désert constituait leur rempart. Cependant, il ne les protégeait pas des flottes pirates arpentant les voies marchandes au large des récifs. À l’époque où Byrsa était une ville ouverte, elle fut la victime de nombreux raids sanglants.

Derrière le mur de sang, seule la colline où trônait l’acropole était visible depuis l’extérieur de l’enceinte. Le complexe fortifié était couronné d’une immense esplanade, ressemblant à une piscine de lumière à cette distance, en raison de l’effet mirage du zénith. Le grand temple de Naâm-hêkat, divinité protectrice de Byrsa, dominait la ville depuis son promontoire défensif.

Si les Byrsans vénéraient mille dieux du fait de leur ascendance bâtarde, Naâm-hêkat surpassait ses congénères. La mère au courroux ravageur, figure aussi bien maternelle que destructrice, accompagnait d’une main le nouveau-né dans le Royaume de Vie et de l’autre guidait le défunt vers l’Au-delà. Son souffle pouvait nourrir les champs comme les faire moisir. Son cri broyait les esprits et fissurait la terre, dirigé à l’encontre de ses ennemis ou de ses serviteurs mal-attentionnés. Une calamité sous un manteau de bénédiction.

Au loin, à l’occident, sous un amas de nuages, une autre colline se dressait à l’extérieur de l’enceinte, lieu de repos des morts. La nécropole de Byrsa paraissait vaste, ses tombes taillées dans un granite sombre, noir à cette distance.

Les hommes de Nûn ne tardèrent pas à comprendre que quelque chose n’allait pas, dès qu’ils entrèrent dans les faubourgs de Byrsa, taudis entourant les caravansérails au pied de la muraille. Pas âme qui vive, ni dans les rues, ni dans les maisons. Les parcs des caravanes déserts. La compagnie passa le grand portail aux battants de bronze ouverts pour tomber sur des rues poussiéreuses jonchées d’objets emportés par le vent, seul maître des lieux. Les étals renversés. Des toiles arrachées aux fenêtres des bâtisses traînaient ça et là, miteuses, ou bien flottaient tels des étendards aux colonnades des temples et des bains publics. Les foyers de roturiers, en torchis et toits de paille, comme les villas recouvertes de plaques de bois peintes de scènes ornementées, tirées de récits mythiques, d’histoires grivoises ou de légendes familiales. Tout était abandonné. Difficile d’estimer depuis quand. La poussière omniprésente faussait les idées, recouvrant tout en un clin d’œil.

Aksoum remarqua l’absence de surprise chez le Hiérarque. Comment l’aurait-il su ? Probablement le vizir Nauelk. Quels autres secrets gardait-il ? Le soldat songea aux caravaniers qui les avaient menés à travers le désert. Ces derniers étaient restés devant le portail, à l’extérieur des murs, comme s’ils craignaient d’entrer. Compliqué, cependant, de sonder leurs pensées par-dessous le voile noir de leurs tenues.

─ Foutons le camp d’ici ! Des démons tiennent la cité. Partons avant qu’ils nous emportent à notre tour, clama Maresh, emporté par la panique sourde du rêveur face à ses pires cauchemars.

Le soldat lorgna son commandant, dressé telle une statue au milieu de l’avenue principale, la figure imperturbable. Il le dépassa sans mot dire. Le Hiérarque non plus ne réagit pas, perdu qu’il était dans ses pensées.

À l’ombre d’un des palmiers bordant l’avenue nimbée de poussière brune, Aksûm marcha sur quelque chose d’enfoui dans le sable. Il souleva son pied et ramassa l’objet : une sculpture de bois peint, probablement un jouet pour enfant, représentant un animal quadrupède qu’Aksoum se plut à identifier comme un chien. Il secoua la petite œuvre entre ses doigts pour la débarrasser de la saleté avant de la glisser dans sa sacoche. Il songea quelques instants à Élimé jusqu’à être ramené à la réalité par le timbre féroce du Hiérarque, lequel ordonnait à la compagnie de se rassembler à l’entrée de la ville.

Apparemment, ce que l’on cherche n’est pas ici, déduisit l’esprit las du soldat.

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