Septième acte de l’arc d’Ëjj le semi-elfe. Bonne lecture !
Niu s’était résolue à abandonner le cadavre de sa défunte robe au profit d’épais lainages de bouquélan et de bottes en fourrure de chimère. Jilam avait écopé du même attirail, à peu de chose près.
─ Tête-de-Pie, tu gères le nid. Que les oisillons restent au chaud.
─ T’en as de bonnes. Il fait plus chaud dehors que dedans.
Reyn la Rouge attrapa le menton de la fée-lutin comme pour l’embrasser. Ce geste semblait convenu entre elles au vu du clin d’œil de Tête-de-Pie. La cheffe des Rats passa ensuite en revue sa colonie.
─ Pas de gaffes, les enfants. Maman part ramener ces deux zigotos au bercail.
Les hourras plurent, transformés en remugles par les boyaux rocheux. L’air satisfait, Reyn enfila son arc en bandoulière et raffermit le ceinturon de son poignard autour de ses hanches fines. Lorsqu’elle se redressa, sa tête afficha une grimace étonnée.
─ Qu’est-ce que tu fabriques, nigaud ?
─ Ça s-s’voit, non ? J’v-viens avec v-vous.
Bagon, d’une main, soutenait la sangle d’un imposant sac en mesure d’avaler trois Reyn et demi. La lame d’une énorme serpe dépassait de sa grosse tête de suif, donnant l’illusion que le semi-troll au dos rond se trimballait une auréole.
─ Pas de ça, gros balourd. T’as vu ton état. Tu feras que nous ralentir.
Le ton de l’elfe était incisif.
─ À d-d-d’autres, cheffe, n’en démordit pas Bagon. Vous savez que, m-m-même avec une jamb-be en moins, je v-vous distance-ce-rais. Je m-me sens b-bien. Jamais été m-mieux.
─ C’est pas juste que l’envie de m’en débarrasser me démange, intervint Tête-de-Pie, mais j’irais mieux de savoir ce gros-plein de viande pour vous garder les miches.
─ On en a déjà discuté, soupira Reyn. Moins on sera à se balader dehors, mieux ce sera. Les gros chats flairent mieux les grosses proies.
─ F-faîtes-moi pioncer au s-som-met du vieux Gourdin q-quand on rentrer-ra si ça vous ch-chante. Je v-viens un point c-c’est tout !
Et du poing, il se frappa le thorax, signe chez les trolls indiquant – Jilam le savait – que poursuivre le débat était stérile. Forcée et contrainte, Reyn la Rouge, l’œil plus mordant qu’une sangsue, renifla bruyamment avant de cracher un glaviot gras.
─ C’est un bain que tu prendras à notre retour, boule de crasse !
La détermination du semi-troll flancha quelque peu à ce décret. Les trolls étaient connus pour leur haine de l’eau. Le Rat n’emboîta pas moins le pas à sa meneuse. Passant devant Niu, il bleuit au clin d’œil que cette dernière lui adressa. Quant à Jilam, il se sentait subitement plus léger.
De la cavité principale, le quatuor, plus Mousse-qui-pique, emprunta un escalier… Du moins un assemblage de pierres humides et glissantes dessinant un semblant de marches plus grossières qu’un démon en colère. Par chance, les Rats Chevelus avaient installé un réseau de cordes, autant pour éviter de se briser une jambe que de se perdre. Car des boyaux, puits et conduits, on en croisait des tas. Les bifurcations et croisements s’enchaînaient, montant, descendant, droite, gauche, demi-tour, à vous égarer le sens de l’orientation. Une chance que Jilam ne l’ait jamais eu. Pourtant, il existait bel et bien une entrée qu’ils avaient empruntée à leur arrivée dans ce nid à pneumonie. Entrée signifie sortie. Même un enfant sait ça.
De son vivant, Jilam n’avait jamais été aussi heureux de baigner dans la lumière du jour. Aussi blafarde était-elle, elle lui paraissait aussi iridescente et intense que le cœur plein de l’été. Un épais manteau de brume enfouissait les flancs crépus de la Chaise des Rois Trolls ainsi que le faîte des Gourdins de Grandpa-Chance. Par ici, le bois arborait encore quelques notes vertes malgré l’hiver car habillé d’épineux aux majestueuses robes givrées. La neige solide emprisonnait quantité d’épines fossilisées. Il avait durement gelé durant la nuit à la vue des écorces blanches, scintillantes sous la lueur timide de la Demoiselle de l’Aube. D’imposantes stalactites, capables d’embrocher un ours, pendaient aux hautes branches des sapins.
Jilam vomit un nuage de vapeur.
─ Bon sang de troll, c’est quoi ce froid glacial ! frissonna-t-il, tentant d’enfouir la tête dans son écharpe façon tortue.
─ Le bois puise dans la chaleur accordée par l’astre solaire pour entretenir ses feux de guerre. Tu les entends ?
Comment de ne pas les entendre ? Le jeune homme frémit sous ses lainages. Il sentit l’esprit de Mousse-qui-pique se tordre de peur dolente sous son manteau. Il tâcha de réconforter le pauvre lapereau via une paisible comptine. Le bois tout entier vibrait sous les notes tirées d’une partition d’un autre âge. Le chant des loups de fumées avait quelque chose à la fois de cinglant et de rassurant.
─ Quand Nature chante, Vie danse, cita Niu.
─ Ça p-put le cramé, grimaça Bagon, attaché à l’ombre de l’elfe.
─ Les combats ont commencé, affirma Reyn, tous les sens déployés en exergue. Espérons qu’on réussira à les éviter. Allons, filons. Je sens qu’une tempête se radine.
Qu’importaient les oreilles aux aguets, la chorale funeste semblait émaner de toutes les directions à la fois, voyageant de bosquet en futaie jusqu’aux confins du bois.
─ Pas bon, grommela Bagon. Les esp-prits vont s’rév-veiller. Et c’est j-j-jamais bon un esp-p-prit qui s’rév-veille du mauvais p-p-pied.
─ Il serait sage de déposer une offrande au prochain autel que l’on croisera, suggéra Niu.
─ Si on arrive à le voir !
L’humeur de Jilam était aussi orageuse qu’un esprit de mauvais poil. Son nez irrité ne cessait de couler. Sa morve gelait dès qu’elle sortait, formant une croûte infecte et désagréable. Il avait mal au ventre, la faute à ce satané hériphant, et son pied droit le lancinait. La veille, il s’était mal rattrapé en descendant du vieux chêne.
Reyn menait leur troupe, marchant une bonne trentaine de pas en avant histoire de clarifier la piste et de prévenir du moindre danger. Sous son manteau de visombre, on aurait dit un obscur esprit à fourrure hantant le bois en quête d’âmes à dévorer.
Au niveau d’un dénivelé assez méchant, soudain, elle leur fit signe de s’arrêter et de taire le moindre bruit. Jilam, handicapé par ses oreilles humaines, fut le dernier à les entendre. Le brouhaha de sabots étouffa le chant du loup. La harde passa en trombe au-dessus du dénivelé. Des cerfs royaux. On aurait dit qu’ils fuyaient la mort en personne.
Reyn attendit. Au bout d’une minute, elle fit signe que la voie était libre. Futée, elle prit la trace des cerfs qui eux-mêmes suivaient le vent.
Il commença à neiger dru et le sentier de la harde s’effaça.
─ La tempête se rapproche, grogna Reyn. On va pas pouvoir l’éviter. Trouvons vite un abri.
Sur ces mots, elle planta dans la neige un glaviot rougeâtre qui gela aussitôt. Elle n’arrêtait pas de se mordre les lèvres depuis leur départ. La voir ainsi se tracasser n’aidait pas Jilam à dénicher son courage. Ses douleurs abdominales et son panard le cuisaient de plus en plus. La fièvre lui montait. Il peinait à marcher droit. À plusieurs reprises, il s’était pris les arpions dans une racine enfouie.
─ On est encore loin du Cœur-du-Bois ? demanda-t-il, appréhendant la réponse.
─ Le vent a été de notre côté jusqu’à présent. Par contre, avec la tempête, il manquera pas de changer de bord. Espérons qu’on aura pas à s’le taper de face. Et j’parle pas du risque d’être flairés. Faudra la jouer maline. Pour l’heure, dégotons-nous un trou.
Jilam grommela dans la barbe qui tâchait ses joues. Il ramena ses longs cheveux en arrière, les noua en catogan et ajusta sa toque de castorpollux par-dessus.
La petite troupe élut un abri sommaire : un terrier de racines creusant le flanc d’un butte encaissée, assez profond pour accueillir une demi-douzaine d’elfes. Reyn vérifia la solidité de l’architecture, puis flaira une éventuelle présence animale en vadrouille. Pour finir, elle s’accroupit et jeta au sol une poignée d’osselets.
─ C’est pour quoi faire ces osselets ? questionna Jilam.
─ S’assurer qu’aucun esprit hante les parages, répondit distraitement la rate en cheffe, alors concentrée sur le résultat de son lancer… Rien à signaler, décréta-t-elle.
Chacun poussa le même long soupir au moment de s’affaler sur la terre froide et humide. Bagon devait se tordre en deux pour rentrer sa carcasse. Troll à moitié mais troll malgré tout.
Lui et Niu s’occupèrent de la cueillette de branchages dans le but de fabriquer une porte sommaire à leur maison de fortune. À sa face bleuie et son sourire jusqu’aux deux oreilles, le semi-troll était aux anges à l’idée d’un tête-à-tête avec l’elfe. Pendant ce temps, Reyn et Jilam s’attelèrent à la pénible mission de démarrer un feu. À tour de rôle, ils usèrent la pomme du briquet jusqu’au trognon avant que les pommes de pin ramassées sur le chemin daignent enfin s’enfumer.
─ T’as pas l’air dans ton assiette. T’es plus blanc qu’un golem. Et tu sues comme une loutre, s’enquit l’elfe aux aguets.
─ T’en fais pas, souffleta le jeune homme tandis que ses doigts rameutaient vers sa tignasse les mèches collées à son front moite, luisant sous l’éclat moribond du feu noyé par la fumée.
─ Demain, Bagon te portera.
─ J’ai dit que ça allait ! s’irrita-t-il, les nerfs à vif, écorchés par la fatigue et les douleurs.
Les traits de Reyn se durcirent.
─ Et moi, j’ai dit que Bagon te portera.
Le ton abattit la fierté de Jilam qui s’effondra, plaquée au sol. Bagon et Niu revinrent à cet instant, la poire hilare, le premier les bras chargés de branchages épineux et la seconde la sacoche remplie de noix d’hiver. Le repas fut frugal, mais le bouillon chaud de racines assaisonné de noix revigora cœurs et muscles. Aussitôt repu, Jilam tomba de sommeil. La tempête passa sans qu’il n’en ait cure.
Le lendemain, il se réveilla, non pas dans leur abri de racines, mais dans la peau d’un vulgaire rôti, ficelé au dos bossu de Bagon.
─ Q-que se passe-t-il ? Où on est ? bafouilla-t-il d’une voix pâteuse, de la bave gelée sur le menton.
─ B-Bonjour la marmotte ! Bien roupillé ? Ça s-s-se sent mieux ? On arrivait pas à te rév-v-veiller. T’étais aussi b-brûlant qu’un papa troll en chaleur. Et t-ta g-guibole avait une s-sacrée s-sale g-g-gueule. La p-patronne, elle t’a mijot-t-té un r-r-remède de s-son cru et p-puis je t’ai m-mis sur m-mon dos.
─ Foutaises ! T’as vu ton état ? Ça suffit, repose-moi… Arrête bon sang de troll !
Loin d’obéir, Bagon partit d’un rire franc.
─ T’sais, t’as quasi p-pas de b-b-bidoche dans ton s-sac d’peau ! J-Juste, arrête de g-g-gigoter. T’appuies sur m-mon ép-p-paule.
Soudain honteux, Jilam s’immobilisa et se tut, résolu à avaler la couleuvre de son humiliation.
Les derniers lambeaux de la tempête s’éloignèrent à la poursuite de l’ouest et du territoire des démons. Le Seigneur du Zénith émergea, glorieux sous son voile d’hiver.
─ Il nous montre le chemin, s’égaya Niu.
─ Ouais, ronchonna Reyn. Par contre, il nous souffle en pleine face.
Jilam remarqua, pour la première fois depuis son réveil, le silence pesant. Cela signifiait-il la défaite des esprits-loups ? Que leurs fumées s’étaient éteintes avec leurs chants ? Que les panthères d’érèbe régnaient désormais en maîtresses absolues sur le bois ?
─ Où sont-ils tous passés ? frissonna-t-il dans la nuque de Bagon.
─ Même les esprits doivent se reposer, le rassura Niu. Les mélopées ont duré toute la nuit et ne se sont terminées qu’après l’aube. Tu dormais encore à ce moment-là.
Les pensées de Jilam, libérées de la fièvre, repartirent à dériver. Parmi le défilé farfelu d’images, celle de Nellis s’imposa. Son désir impérieux de la voir, de la serrer contre lui, de se couler dans ses bras, de l’embrasser. Pas que Bagon n’était d’aucun réconfort. Non. Il éloignait la peur aussi bien que le feu les prédateurs. Nellis ? Nellis, chérie ? Mon amour ? Petite chouette. Où s’est égarée ta blancheur nacrée ?
Tant d’années communes, de moments partagés, un lien solide s’était depuis longtemps tissé entre leurs pensées autrefois étrangères. Le mari pouvait sentir la présence de sa femme avant de l’apercevoir en chair et en os. Leur liaison télépathique n’arrivait toutefois pas à la cheville, et de loin, du lien totem entre elle et Mú. Lien qu’il jalousait au fond de lui. Mú. Avait-il échappé aux panthères d’érèbe ? Avait-il retrouvé Nellis ? Et Ëjj. Qu’était-il devenu ?
─ Merdebois ! s’exclama Reyn.
─ Qu’y a-t-il ? s’enquit Niu.
─ On s’est éloignés, râla la cheffe des Rats.
─ Comment ça ?
─ Depuis le début je joue avec le vent pour brouiller notre piste. Je me rends compte que maintenant, cette face de limace se fiche de moi. Voilà une bonne heure qu’on tourne en rond. Regarde le soleil ! Il a pas bougé d’un pouce. Il se fout de nous lui aussi !
Elle ramassa un caillou qu’elle décocha à la face gélatineuse du Seigneur du Zénith impassible.
─ Pas de panique. Gardons notre sang-froid. Il n’y a qu’à attendre que le vent change de direction.
─ Pas de panique qu’elle dit ! s’emporta Reyn, les yeux dressés tels des éclairs à l’intention du ciel. Bah voyons ! Attendons ! Tant pis si on reste là à s’enraciner pendant des jours. Je suis sûre que les monstres du bois nous ficherons gentiment la paix !
Jilam jeta un regard inquiet sur Bagon qui lui confia :
─ Elle aime juste p-pas laisser ses Rats en r-rade. Un j-jour et elle p-perd p-patience.
─ Qu’est-ce tu fabriques ? demanda Reyn à Niu qui venait de se débarrasser de son manteau et retirait à présent sa toque et ses bottes. Elle se retrouva pieds nus dans la neige molle sous les regards perdus de ses compagnons.
─ Niu ! l’appela Jilam.
Mais l’elfe ne lui accorda pas même un regard en biais, s’adressant plutôt à sa congénère, laquelle l’observait bouche-bée, le museau retroussé en une moue incrédule.
─ Je ne comptais pas vous en faire part pour ne pas tromper votre espoir, mais il apparaît que la situation l’exige. Je vais être brève. J’ai connu un esprit du vent qui m’a appris certains tours. Cela fait une éternité, au bas mot, que je n’en ai pas usés, alors je risque fort de m’humilier devant vous. N’y croyez donc pas outre-raison.
─ Qu’est-ce que tu vas faire ?
─ Mon maître appelait ça la danse du vent. Ce serait trop long et compliqué de vous expliquer le principe. Ce que vous avez seulement besoin de savoir, c’est que si, et je dis bien SI, je réussis, je serais en mesure de changer la direction du vent.
Jilam n’en croyait pas ses oreilles givrées. Les mains plantées dans la nuque de pierre de Bagon, il sentait les pulsations du semi-troll s’accélérer. Niu ne portait plus qu’une chemise de peau flottant par-dessus une culotte en soie d’araignée. Ses cheveux de jais, méli-mélo de nœuds, voltigeaient sous l’humeur de la bise chaotique. À l’aide de ses griffes plantaire, elle traça des formes ésotériques dans la neige. Puis elle étendit ses bras, et sans attendre la musique, elle se lança.
Avant la danse, ce fut d’abord un combat, une lutte féroce opposant deux forces inégales. Niu, ballotée par les caprices du vent tyran. Cela ne dura qu’un instant. Ses bras se mirent à fendre l’air, à trancher le souffle furieux qui cherchait à l’emporter telle une feuille, la disperser comme l’écume dans la vague. Ses jambes battaient, pareilles aux nageoires d’un poisson luttant à contre-courant. L’elfe bataillait contre la force démentielle puisée du ciel. Bousculée, à aucun moment elle ne fut balayée. Tantôt évitant son adversaire emporté par son élan, tantôt l’affrontant de face, lacérant ses bourrasques, tantôt s’abandonnant à ses coups, leurrant sa défaite. La danseuse jeta alors son hameçon à la face du vent et ce dernier, malin comme le poisson, goba l’appât. Dès lors, c’était le vent œuvrant, luttant contre lui-même. Niu l’avait enfermé dans une boucle dont il ne pouvait s’échapper qu’en terrassant son propre souffle. La vision d’un serpent d’air qui dévore sa propre queue.
Le combat s’acheva. La danse, la vraie, lui succéda. Niu faisait désormais corps avec la bise, la guidait dans ses plus subtils changements ; pour parler vulgairement, la tenait en laisse. Ses mouvements suivaient, à chaque nuance infime, les rameaux de courants d’air, les dévoyaient et les convoyaient en un seul tronc soufflant plein méridien. Elle était la fileuse, tissant les fils épars en une solide tresse que les fils du ciel ne sauraient aisément découdre.
Sans conclusion, l’elfe interrompit brutalement son ballet. Jilam sauta de Bagon et se précipita à son soutien. Elle était essoufflée, chancelante, à moitié nue dans le froid glacial, les cheveux givrés battus par le vent furieux d’avoir été défait et emprisonné. Il ramassa ses affaires, les secoua pour chasser la neige et enveloppa Niu, tremblante et en sueur.
─ C’était… murmura-t-il, les traits ébahis figés, incapable de songer à un adjectif adéquat tant ils lui paraissaient tous vides de sens en l’instant.
L’elfe esquissa un sourire.
─ Crois-le ou non. Même moi je n’y crois pas.
Le jeune homme lui rendit son tendre sourire. Les deux Rats Chevelus, postés tout près, restaient sans voix, incrédules, s’interrogeant s’ils venaient vraiment d’assister à ce que leurs yeux avaient vu.
─ Ne tardons pas, conseilla Niu à Reyn. J’ignore combien de temps l’effet de la danse durera. Et je ne pense pas pouvoir donner une nouvelle représentation de sitôt.
Jilam l’aida à se hisser sur ses jambes, puis à grimper sur le dos de Bagon, dont le visage évoquait à s’y méprendre une pastèque bleue.
La troupe d’aventuriers du bois reprit leur périple enneigé l’humeur plus légère, le sang réchauffé. Les geais de givre chantonnaient comme s’ils saluaient la prestation de Niu qui, malgré la fatigue, se joignit à eux et continua de chanter jusque dans son sommeil. Bagon l’accompagnait en fredonnant, le baryton ronron. Jilam se délectait de se laisser porter par la bise domptée, se rêvant écureuil volant. Envolées les plaintes de son pied gonflé. Dispersée la peur.
À l’approche du crépuscule, les loups de fumée reprirent la partition en suspend de leur concerto, signe que la trêve s’achevait avec la journée. Reyn dégota une cavité entre deux menhirs enlacés, et très suspects. Mais les osselets ne révélèrent rien d’autre que les crottes de belette qui tapissaient le sol. Jilam s’assura que Mousse-qui-pique dormait toujours sous les fourrures de son manteau. Le petit père n’avait fait que ça depuis leur départ du Gourdin. Un gourdin. Il aimerait en posséder un semblable au Peau-de-Fer d’Ëjj, juste un gabarit peu plus menu. Ses pensées, clôturées dans une bulle par la marche et les cantiques de Niu, décollèrent loin du sol de courbatures, à la poursuite des étoiles filantes traversant un ciel sans lune épuré du moindre nuage.
─ D-Dis, cheffe. P-P-Pourquoi pas marcher d-de n-nuit ?
─ Parce que, lourdaud du bulbe, toi, tu peux voir dans le noir, moi, je peux voir dans le noir, Nui peut voir dans le noir, mais Jilam, lui, il peut pas voir dans le noir.
Ouais. Autant dire que vous vous trimballez un poids mort. Juste pas assez mort.
Sans son accord, les yeux du jeune homme s’étaient fermés, insensibles au ballet des étoiles filantes, leur préférant le vide de ses propres paupières. Cette nuit-là, il dormit d’un sommeil sans rêve, sans fièvre, si ce n’est l’écho des remous de Mousse.
Le lendemain, sous une aube dorée du plus bel aloi, la bise avait quelque peu dévié mais conservait le courant ferme que Niu lui avait cousu.
─ Maîtresse des vents, on t’appellera maintenant, plaisanta Jilam, guilleret après une nuit étonnamment bonne.
L’elfe, qui n’avait pas aussi bien dormi, la faute à son amour de l’astronomie, n’entretenait pas un esprit en mesure de s’accorder à l’humeur légère du jeune homme.
─ Pourquoi pas « déesse du ciel » tant que tu y es ? Garde ça pour toi, tu veux. On me pointe déjà assez du doigt dans ce bousin de bois.
Un pouffement derrière eux attira l’attention de Jilam. À sa mine réjouie, Bagon aimait l’idée de « déesse du ciel ».
Entre les ronchonnements de l’elfe, trébuchant sans arrêt sur des souches et racines imaginaires, et les piaillements agaçants du semi-troll à chaque fois qu’elle lâchait un juron, l’époux de la sorcière, le cerveau en ébullition, décida de rejoindre Reyn en avant-garde du cortège d’âneries.
─ Tu peux faire encore plus de bruit ? le salua en fanfare la cheffe des Rats, dont l’humeur n’avait, de toute évidence, rien à envier à celle de Niu.
Jilam l’ignora.
─ Nous sommes encore loin ?
Le visage vert bois s’étira en une grimace de vieux bouc pouvant se traduire : « Ah les enfants, je vous jure ! » ou « Les humains de nos jours ! »
─ T’en fais pas. Tu la reverras bientôt ta sorcière, joli cœur. Un peu de patience.
─ Facile à dire quand on est immortel.
Reyn lui balança un regard piqué au vif. Ses joues gonflèrent, pouffèrent.
─ Et même là, ça joue les rigolos ! Dis, ça te dirait pas de laisser tomber l’autre cœur gelé et de venir avec moi.
Ses pieds adroits glissèrent sur la neige en pente. Sa main gauche agrippa une branche basse tandis que la droite plantait ses griffes dans le biceps de Jilam, qu’elle plaqua avec force contre le tronc rugueux d’un sapin. Son visage enjôleur s’approcha, très près, les lèvres pétillantes de malice, ses tresses rousses chatouillant le nez du jeune homme.
─ Hein, qu’est-ce que t’en dis ? On pourrait être reine et roi des Rats. Le bois serait notre terrier.
Jilam sourit, leva le menton avant que leurs bouches ne se collent et susurra :
─ Pas pour longtemps, ma reine. Quand tout aura cramé, on aura tout loisir de régner sur les cendres.
─ J’en fais mon affaire de la sorcière. Un subtil poison glissé dans sa liqueur et hop ! Problème envolé. Le bois est sauvé. Ainsi que notre amour. Plus besoin de le cacher.
─ Tu plaisantes j’espère ? se figea Jilam, le ton et le regard soudain sévères.
L’écorce lui labourant la colonne, il tenta d’écarter l’elfe, mais cette dernière le maintenait d’une solide poigne. Ses lèvres couleur mousse foncée frôlèrent sa joue et son souffle chaud s’insinua dans son oreille glacée.
─ Tu es si mignon quand tu t’énerves, petit d’homme.
C’est alors que Mousse-qui-pique se matérialisa entre eux deux, curieux de cette montée générale d’adrénaline détectée par ses sens suraigus. La seconde d’après, Niu, invisible, les hélait d’en bas :
─ Hé ho ! Bagon a trouvé quelque chose. Venez voir !
La colère de Reyn éloigna la tentatrice.
─ Est-ce que ma langue fourche quand je dis : « Faut se faire discrets » ? soupira-t-elle avant d’enfin daigner libérer Jilam.
Elle ne l’attendit pas et s’éclipsa.
─ Eh ben, petit père, j’ai eu chaud, confia-t-il au lapereau, muscles et pensées plus ramollis qu’un escargot.
Durant la séance de complot, au ton plus ou moins sérieux, Bagon s’était arrêté en apercevant un fossé déneigé garni de champignons.
─ Des rires-sans-pince, en cette saison, bah alors ! s’exclama la dame aux papillons ardents à la vue des petits spécimens au capuchon noir.
─ Un s-sacré nid en p-plus !
Tandis que les deux Rats s’abaissaient pour en cueillir, Niu s’approcha discrètement de Jilam en pleine session de papouilles avec le lapereau-mousse.
─ Dis donc, lui chuchota-t-elle à l’oreille, qu’est-ce que vous fabriquiez là-haut tous les deux ?
─ De quoi tu parles ? s’empourpra le jeune homme.
─ Je vous ai aperçus au travers des fourrés. Vous aviez l’air de bien vous entendre.
Jilam ignorait la raison de sa gêne. Il n’avait rien fait d’autre que plaisanter.
─ Avec Bagon, vous vous entendez bien aussi, je me trompe ? C’est Ëjj qui sera content.
Une ombre se posa sur le visage de Niu.
─ Pourquoi tu réagis ainsi ? Je te taquinais, c’est tout. Faut-il toujours que tu prennes tout au pied du bouleau. Des fois, je te jure, Jilam, tu es pire que Nellis.
Et elle s’éloigna, visiblement vexée. Jilam se retrouva seul avec Mousse qu’il interrogea du regard.
─ Ça, petit père, ce sont les filles, lui chuchota-t-il. Tu comprendras quand tu seras grand… Un conseil : ne grandis pas trop vite.
Il s’en alla ensuite participer à la cueillette aux champignons.
─ Reyn, est-ce bien prudent de s’attarder ? s’enquit-il, le regard balayant le sous-bois menaçant.
─ Le wôent a bâ hanché de cap, décréta la rate, la bouche remplie de champignons.
─ Manges-en un peu, l’interpela d’une voix teintée d’animosité Niu en lui tendant une poignée de capuchons noirs. Ça t’aidera peut-être à trouver le second degré.
Jilam prit les champignons de mauvais gré, forcé, néanmoins, de constater que son ventre criait famine. Il lorgna un spécimen rabougri avant de mordre dedans. En trois bouchées ce fut terminé. Il était dorénavant, les genoux labourant la terre, à décimer le parterre avec les autres goinfres. Bagon se bâfrait à la limite de s’étouffer, les bajoues aussi gonflées que celles d’un marmotitan, espèce rare capable d’enfourner l’équivalent des glands d’un chêne entier.
Le nom rire-sans-pince ne tarda pas à trouver son sens quand le bois d’hiver s’éveilla au son des éclats de rire. Les bestioles hibernant aux alentours se retournèrent dans leurs terriers, des jurons de rongeurs pleins les bajoues à l’encontre des voisins bruyants.
La tension de ces deux derniers jours s’était relâchée, évidée à coups de lamelles au rire tranchant. Tous les quatre se regardaient, ignorant pour quelle raison ils se fendaient la tranche. Tout ce qu’ils zyeutaient, la moindre pensée leur paraissait à mourir le ventre plié, côtes fêlées, cœur en compote. Et Mousse-qui-pique riait avec eux, s’enivrant de leur bonheur hallucinogène et nourrissant celui des geais de givre, des pibleus, des escargots tridents dans leur coquille, des léporursidés dans leurs terriers, des cerfs royaux en mal de couronne, y compris des bourgeons dans leurs branches.
Mais il en était certains insensibles à l’ivresse hilarante. Disons plutôt certaines. Portés par le vent de Niu, les rires voyagèrent jusqu’aux oreilles des panthères d’érèbe qui traînait en lisière du Cœur-du-Bois. La meute, oreilles noires déployées, attrapa les échos joyeux en vol et remonta le courant de la bise hilare jusqu’au point d’origine : un fossé, autrefois panier de champignons, dans lequel s’agitaient… deux belles pièces, un morceau de choix, une semelle de nerfs et une croquette piquante.
Leurs proies avaient beau les observer, elles continuaient de se bidonner, diaphragme inépuisable. Et même, leur hilarité redoubla. Les rats nourris aux champignons se moquaient des gros chats. Fort bien. Griffes noires déployées, les agentes du chaos se proposaient gentiment de les débarrasser des serpents chatouilleurs qui les encombraient par une opération de chirurgie ventrale dont elles s’étaient faites une spécialité, maîtrisée à la perfection par des siècles de pratique.