Après tout ce florilège de tergiversations, la troupe s’était enfin mise en route, vers ce périple qui leur promettait mille morts.
Ils n’avaient cependant pas quitté l’ombre des Trois Gourdins qu’un boucan attisa leur vigilance. Tous levèrent la tête et s’écartèrent de justesse pour éviter la rafale de cailloux dévalant du pilier rocheux. Parmi le tas de pierres, quelque chose remua. Une forme grossière, emballée dans une cape de feuillage tissé et qui laissa échapper un grognement.
Jilam écarquilla les yeux.
─ Silène ! Qu’est-ce qui tu fiches ici ?
L’elfe se redressa péniblement sur ses pattes tout en se massant le fessier.
─ La question est plutôt : qui t’es ? Et comment tu nous as trouvés ?
Reyn s’avança, son air menaçant pointé vers l’intruse, poignard dégainé en main.
Silène balaya les visages ahuris qui l’observaient et se figea sur celui de Quo. Son sang abandonna ses joues.
─ U-Un-un dé… bégaya-t-elle sous l’effet de la terreur.
─ Pas de panique, Silène, la rassura Jilam. Quo est notre amie. Elle ne te fera aucun mal. Pas vrai Quo ?
En réponse, la démone se prosterna avec grandiloquence.
─ Sur mon honneur de démon, je le jure. Je suis Quo. Ravie de te rencontrer. Silène ?
Les lèvres de l’elfe tentèrent d’articuler une phrase mais les tremblements qui les parcouraient les gardèrent scellées.
Une grimace gênée parcourut les traits de Quo. Les instants de rencontre la répugnaient toujours. Quand elle avait l’intention de se nourrir, la démone s’assurait que ses proies ne croisent jamais sa vue, et ceux avec qui elle échangeait des mots ne craignaient rien. Elle se considérait elle-même comme un être civilisé, séparant ses besoins primitifs du reste de sa personnalité, guidée par un désir de partage. Que lui importait son interlocuteur du moment que la conversation lui était agréable.
L’intervention de Nellis coupa court à ce moment de gêne.
─ Ne t’en fais pas, Silène. Si elle cherche à te manger, je lui fais sa fête. Et elle sait ce qu’elle risque avec moi.
Quo ajouta à ses paroles en relevant le cache-œil en écorce qui dissimulait son œil droit, révélant une orbite béante. Les traits de la démone se ridèrent d’un violent sourire.
─ Je ne suis pas près de l’oublier. Et nous, démons, avons la mémoire longue. Contrairement aux sorcières.
Le ton badin entre les deux radoucit les cœurs tendus.
─ C’est bien beau tout ça mais ça ne répond toujours pas à mes questions, s’agaça Reyn, toujours prête à en découdre. Qui t’es, trognon ? Et comment t’es arrivée ici ?
Bien que consciente de la menace couvée par ces paroles, Silène conserva une allure fière, préférant débarrasser ses vêtements de la saleté qui s’y était collée avant de répondre :
─ Je suis Silène. Je suis une elfe du Cœur-du-Bois. J’étais au service du grand chaman Dayl, Haut Messager des esprits et des dieux.
La Reine des Rats tira une moue et cracha par terre.
─ D’accord, Silène. Et je peux savoir comment tu nous as trouvés ? Y’a personne qui connaît cet endroit à par mes Rats et les Trolls de la vallée. Qu’est-ce qu’une elfe du bois douillet vient crapahuter dans ce coin reculé qui grouille de dangers ?
Silène, sans s’émouvoir de l’aura sauvage de sa congénère à la vive chevelure, se contenta de pointer de la griffe Nellis et Jilam.
─ Je suis venu chercher ces deux-là. Leur rappeler de tenir leur promesse.
Le couple demeura coi tandis que les trois autres se perdaient en échanges de regards confus.
─ Je peux savoir c’est quoi ces fariboles ? demanda Reyn à l’intention générale.
─ Oui, vous deux, gronda Silène, le nez retroussé par le reproche. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je me réveille un matin pour apprendre que vous êtes partis sans un mot.
Nellis et Jilam s’échangèrent des regards perplexes. Le jeune homme s’avança vers l’elfe furieuse.
─ Comprends-nous, Silène. Tu étais souffrante. Nous ne voulions pas te troubler davantage.
─ Qu’y avait-il de plus à nous dire de toute façon ? déclara la sorcière avec froideur et dédain.
Silène, le front plissé, agita le chef en signe de négation.
─ Je ne vous reproche pas d’être partis sans me dire au revoir. Je vous reproche d’être partie sans moi.
La sorcière fronça les sourcils.
─ Il n’a jamais été question que tu viennes avec nous. Qu’est-ce que tu racontes ?
─ Menteuse. Tu m’as pourtant promis. La nuit où je vous ai visités avant votre départ. Tu m’as promis de m’aider.
─ Et c’est justement ce que je suis occupée à faire, figure-toi, soupira Nellis. Avec cette joyeuse bande, nous partons traquer celle qui a tué Dayl. C’est ce que tu voulais, non ? Il n’a jamais été question de t’emmener.
─ Cela me paraissait pourtant évident. Pour qui me prends-tu, maudite sorcière ?…
Silène s’interrompit, de crainte d’avoir franchi la ligne rouge ; puis, devant l’absence de réaction, hostile ou complaisante, de la part de Nellis, elle reprit sa diatribe, non sans un accent d’hésitation.
─ Crois-tu que je suis du genre à demander aux autres de risquer leur vie pendant que je me dorlote tranquillement sous mon tertre ? Est-ce là l’opinion que vous avez tous les deux de moi ? Jilam ?
Le jeune homme sentit monter le malaise quand l’elfe le prit à parti et préféra ne dire mot.
Nellis, elle, s’agaçait de la situation. Contrairement à son mari, elle avait parfaitement saisi les intentions de Silène la première fois. Mais comme avec Jilam, elle avait sciemment choisi de la tenir à l’écart. Sans chercher à prendre de gants, elle s’adressa à l’elfe :
─ Rentre chez toi, Silène. C’est le mieux que tu puisses faire pour nous aider.
Le sang afflua aux joues de la chamane novice qui enflèrent telles des bajoues d’écureuil.
─ Ah ça non ! Je ne me suis pas coltinée tout ce chemin pour rien. Je suis une enfant du bois. J’ai grandi avec ses dangers. Tu emmènes bien Jilam. Et la fée-lutin ? Pourquoi pas moi ? À quoi te serviront-ils contre le…
Quelque chose fusa brusquement près de l’oreille de l’elfe avant de heurter dans un choc sourd le rocher dans son dos. Silène porta un doigt à sa tempe et s’effraya à la vue du sang maculant l’empreinte de son index. Puis son attention se porta sur Tête-de-Pie. La fée-lutin avait dégainé sa fronde à la vitesse de l’éclair et la faisait dorénavant tournoyer dans l’air frigorifié, un poing planté dans ses larges hanches, sa fine mâchoire retroussée en un rictus mêlé à une expression de défi.
─ Elle a quoi la fée-lutin ? Répète un peu, la brindille. Tu crois que tu m’impressionnes avec tes grands airs. Sache bien que je peux t’envoyer nicher au sommet du Gourdin sans que t’aies le temps de cracher ta langue. T’es chez les Rats Chevelus ici. Alors un peu de respect serait le bienvenu.
Silène déglutit, un filet de sueur dégoulinant sur sa tempe enflée, une goutte de sang perlant à son lobe d’oreille. Au terme d’un temps de latence, elle s’inclina profondément, les bras croisés contre la poitrine, mains portées à chacun de ses cœurs.
─ P-Pardon. J’ai gravement manqué de jugement. Je m’excuse avec humilité de vous avoir offensée, noble fée-lutin.
─ C’est Tête-de-Pie, lâcha l’intéressée, un large sourire satisfait lui peignant la figure. Tout est pardonné. Pas la peine d’en faire toute une montagne.
Elle désigna Reyn du pouce.
─ Par contre, avec celle-là, je te conseille de faire des galipettes si tu veux te la coltiner.
─ Boucle-la, Tête-de-Pie ! Grand bousin ! Ce voyage n’a même pas commencé qu’il me fatigue déjà.
Reyn s’approcha de Silène et glissa sa lame sous le menton de l’elfe dont le corps entier se pétrifia sous l’effet d’une puissante décharge.
─ Maintenant que les présentations sont faites, j’aimerais savoir comment t’as trouvé cet endroit, ma belle.
─ Eh oh ! Tout doux ! s’exclama Jilam.
Le jeune homme se précipita vers les deux et contraignit, avec douceur, mais non sans fermeté, l’elfe sauvage à abaisser son bras armé.
─ J’ai simplement demandé aux esprits, répondit Silène, luttant pour maîtriser l’effroi brutal qui l’avait assaillie. Eux savent tout ce qui se trame dans le bois. Ce n’est pas si compliqué.
─ Ah ouais ? Tu m’en diras tant, grogna Reyn d’un ton moqueur.
La chamane novice s’évertua à poursuivre malgré les trémolos de sa gorge noueuse.
─ Cela nécessite seulement une sacrée patience à sacrifier. Les esprits n’ont aucune notion du temps. Le moment venu, ils m’ont indiquée cet endroit. Ça a été un vrai calvaire de vous rejoindre. Tous les prédateurs du bois ont filé. Mais les panthères d’érèbe rôdent partout, de nuit comme de jour. J’ai manqué finir dépecée par une meute enragée de loups de fumée. Et puis, quand je suis enfin arrivée, je me suis trouvée guère avancée. J’ai d’abord exploré les alentours, voir si je trouvais trace de présence autre que la faune du coin. Je me suis cassée les dents à chercher l’entrée d’une grotte, et comme je n’en trouvais pas, j’ai grimpé. C’est là que j’ai entendu des voix qui venaient d’en-dessous. Je me suis penchée pour regarder et mon pied a glissé. Voilà toute l’histoire.
Elle avait retrouvé son calme et défiait le scepticisme affiché sur les visages spectateurs, contraints de constater qu’elle ne mentait pas. Son apparence ingénue collait à son caractère.
─ Qu’importe comment tu es venue, trancha Nellis. Il est hors de question que tu viennes. J’ai dit.
Quand elle parlait ainsi, sur ce ton, Jilam savait que son épouse ne reviendrait jamais sur sa décision.
─ Rentre chez toi, Silène. Cela vaut mieux, conseilla-t-il à l’elfe dont il se heurta à l’expression décrépie par la déception et la colère.
─ Holà, Jilam ! Va pas si vite en besogne. – Reyn avait rengainé sa lame mais la menace couvait toujours dans sa posture et filait par sa voix. – Je vais pas la laisser filer alors qu’elle connaît notre planque.
─ À qui veux-tu qu’elle en parle ? Aux panthères d’érèbe ?
─ À ses amis là-bas, dans le bois douillet, tiens ! Aucune envie qu’ils se rameutent tous ici.
─ Silène peut jurer de ne jamais mentionner cet endroit à quiconque. Tu peux lui faire confiance. Pour un chaman, une parole formulée à l’oreille des esprits est sacrée. Et les esprits sont partout.
En réponse à sa citation liturgique, la Reine des Rats lui offrit une moue railleuse tout en agitant son chaos de boucles aux tons crépusculaires.
─ Quelle cheffe je serais si je partais en laissant mes Rats à la merci de rien moins qu’une parole ?
Elle se planta devant Silène, une expression mauvaise scellée sur ses lèvres sombres.
─ Sache, ma belle, que tes esprits, je m’en tartine le nez, et le sacré, je me torche avec.
─ Attends. Tu ne vas quand même pas la retenir ici contre son gré ? s’enquit Jilam.
─ C’est aussi pour son bien, face-de-toque, intervint Tête-de-Pie. Elle a déjà bien de la chance d’être arrivée jusqu’ici toute seule en un seul morceau. Soit c’est la chance, soit je pourrais bien commencer à croire au don des esprits. Dommage que la patience ça n’a jamais été mon truc.
Jilam se tourna vers son épouse, demeurée en retrait, perdue dans ses pensées coutumières.
─ Tu es d’accord avec ça ?
La sorcière s’anima.
─ Elle sera en sûreté avec les Rats Chevelus, tu le sais. Surtout si nous échouons et que le Cœur-du-Bois est détruit.
Sa voix était aussi dure et cassante que la pierre captive du givre.
Mais il restait à Silène une carte dans sa manche, et elle s’empressa de la tirer.
─ Vous tous, vous avez été étonnés de me voir débarquer ici, dans ce lieu que nul de mon espèce n’est censé connaître. Je vous ai expliqué par quel moyen j’y suis parvenue. Or, je ne crois pas me tromper quand je dis que le voyage dans lequel vous vous lancez sera des plus pénibles. Mais grâce à ma relation avec les esprits, je pourrais vous dénicher des raccourcis, vous éviter des dangers dont vous n’avez pas conscience.
Les aventuriers échangèrent des airs de doute éveillé par ses paroles.
─ Qu’avez-vous à perdre ? Si je me révèle un poids mort, vous n’aurez qu’à m’abandonner.
─ Ne dis pas de sottises, lâcha Jilam.
─ Si vous pouvez vous offrir le luxe de trimballer avec vous un mortel qui connaît aussi bien le bois qu’un ver le fondement d’un géant, vous pouvez supporter la présence d’une elfe qui a grandi en son sein.
Nellis maudit une fois de plus l’entêtement de Jilam. Mais il était trop tard pour reculer. Si elle revenait sur sa parole, elle était convaincue, du plus profond de son être, que cet acte ferait voler en éclats son mariage.
Et déjà, les arguments de Silène portaient leurs fruits. Les deux Rats Chevelus se concertaient silencieusement quand Quo qui, comme à son habitude s’était gardée d’intervenir jusqu’ici, s’étira avant de s’avancer dans la lumière morne du matin.
─ Bien que j’en connaisse l’existence et les étapes clefs, je n’ai moi-même jamais emprunté le chemin qui contourne la Voie du Démon, commença-t-elle. Grâce à ses yeux de chouette, la sorcière nous servira à éclairer notre parcours et en repérer les obstacles, mon flair nous assure de dénicher les dangers, mais rien n’équivaut aux connaissances que pourraient nous apporter des esprits qui habitent ces contrées inconnues depuis l’aube des temps. Je dis que la présence de quelqu’un qui sait leur parler nous serait plus que propice. Pour le bien de notre quête et au nom de son succès.
La sorcière lorgna la démone d’un air ombrageux que cette dernière écarta d’un mince sourire aux accents de triomphe silencieux. Quo observait chaque fois les scènes qui se jouaient autour d’elle sans s’immiscer, d’un œil aguerri par des siècles de traque, sans perdre une miette de la moindre fluctuation de ton ou de ride, attendant patiemment l’instant décisif.
─ Si nous voulons gagner Morbani, nous aurons besoin du plus d’ingrédients possible dans notre sacoche, conclut la démone.
Le sang qui palpitait aux joues cramoisies de Silène s’évacua avec la soudaineté de l’éclair, laissant dans son sillage une figure émaciée à la blancheur de neige.
─ M-Mor-Morbani… Vous avez dit M-Morbani ? Le cœur du royaume des démonifées ?
Quo se déplaça avec la vivacité et le silence du vent pour offrir une tape sur l’épaule de l’elfe mortifiée qui ne broncha pas. Elle y ajouta un large sourire, dévoilant à la vue de tous ses deux longues rangées symétriques, parfaites et effilées, de pointes translucides.
─ Silène. Bienvenue dans la bande !