Il se réveilla, non pas dans l’au-delà, mais étalé au milieu d’un bosquet d’aubépine. Sa chute avait creusé un profond cratère parmi les fourrés. La vie se rappela à son bon souvenir dans un atroce élan de douleur, comme si toutes les fibres de son être avaient été chauffées à blanc. Les branchages autour de lui arboraient son sang bleu, que la bruine ne tarda pas à nettoyer. Ses pensées dérivèrent au gré du courant de la fièvre putrescente. Il mourait. De cela, au moins, il avait conscience. Le plus tôt sera le mieux, pensa-t-il peu avant de sombrer.
L’au-delà était étrange. Il sentait la moisissure. Quand on y on pense, c’est logique. Mais alors, d’où venait cette bonne odeur de soupe aux champignons. Des lèvres étrangères déposèrent sur son front un baiser glacial qui lui arracha une vive réaction. Il découvrit alors avec horreur que son bras gauche se résumait dorénavant à un moignon dépassant de son épaule. Le pansement d’écorce exhalait une puissante odeur d’onguent. Une limace gluante tomba de son front sur sa panse. Un simple linge mouillé.
« Paix, cousin. À gesticuler, tu vas rouvrir tes plaies. Et j’ai déjà eu bien assez de mal à toutes les recoudre. Tu en avais tant. C’est un miracle que tu respires encore. Il ne restait presque plus une goutte de sang dans tes veines quand Lobrik t’a trouvé au pied de la montagne. On peut dire que tu es un sacré morceau. »
Bagon tourna la tête malgré la nausée et tomba nez-à-nez avec un sourire d’ange dessiné sur la plus immonde figure qui lui eut été donné de contempler.
« Quel est ton nom, loustique ? l’interrogea le monstre avachi sur une marée de coussins.
─ B-Ba-Bagon. » Il recommençait à bégayer. Tout cela n’avait-il été qu’un rêve ? « T-T’es q-quoi ?
─ Par dieux ! Tu n’as plus assez de sang pour irriguer ta cervelle ! Un troll sait quand même reconnaître un troll quand il en voit un !
─ J’suis pas un troll, grommela le semi-troll en détournant la tête.
─ Et moi, qu’est-ce que je suis alors ? » s’exprima l’autre engeance d’un ton narquois.
Bagon pencha du chef pour l’observer. C’est une énigme ? Est-ce qu’il se moque de moi ? Les réflexions nourrissaient son mal de crâne, et son bras amputé le démangeait. Il se gratta malgré la douleur cuisante que cela éveillait.
« Je n’ai pas pu le sauver, se désola l’énorme troll sans paraître feindre sa peine. Il n’était plus relié que par un tendon à son épaule quand tu es arrivé. C’était ça ou tu nourrirais maintenant les champignons. »
Le semi-troll haussa les épaules et constata d’un air piteux que l’une était plus légère que l’autre. « Pas grave. J-J’m’en servais p-presque jam-mais de t-toute façon.
─ RAH ! » L’éclat de rire arracha un sursaut à Bagon.
Son sauveur se lança alors dans un long verbiage qui lui donna vite le tournis. Sûrement un cousin de Tête-de-Piaf, pensa-t-il. « Quant au reste, j’ai tout remis en place. Ce n’est pas pour me lancer des plumes de harpie mais je suis pas peu fière de mon ouvrage. Surtout à voir l’état dans lequel Lobrik t’a ramené. Je n’ai jamais cru possible d’avoir tous les os cabossés, et pourtant j’en ai vu des trucs loufoques, mais là, c’était quelque chose, nom d’un granite. Bien sûr, faudra que tu gardes la couette une lune, plutôt deux, pour que tout suture comme il faut. »
À l’écouter d’une demi-oreille, car l’autre lui avait été arrachée, Bagon se rappela soudain qu’il avait une faim de géant. Sa réaction musela net la pipelette en chef.
« Je jabote, je jabote, et j’en oublie mes manières de troll. Karaba, chéri, fait réchauffer le ragoût pour notre invité, tu es un amour. » L’esprit vif sous couenne épaisse dirigea alors son attention vers un Bagon tout bleu. « Après la nuit affreuse que mes enfants et moi avons passé à te rebouter et tous les jours suivants à prier pour que ta bedaine reconstitue son stock d’hémoglobine, l’idée que tu te retrouves à nourrir les vers juste parce que j’ai oublié de te donner à grailler est vraiment sordide. Et drôle aussi », conclut-il sur un pouffement rauque.
Notre semi-troll dévora d’une main avide les bolées de ragoût et, pour finir, la marmite se trouva récurée jusqu’à la fonte. Alors l’hôte généreux, depuis le confort douillet de son dais, quémanda aux golems, qu’il appelait ses « enfants », de remplir un chaudron de salade composée. Outre la ribambelle de racines et d’herbacés, Bagon se délecta de la myriade d’espèces de champignons et leur farandole de couleurs, engloutit avec délice les tranches croustillantes de viande de chèvre fumée, alors que les œufs de griffon ravissaient ses papilles en ébullition.
Pendant ce temps, le gros troll mâchonnait sa pipe d’os, nonchalant, sans perdre une miette des péripéties du goinfre. « À voir tes vieilles cicatrices, dit-il, ce n’est pas la première fois que tu te frottes à la mort. »
Le semi-troll interrompit ses bâfreries et, mu par un réflexe, effleura son œil borgne du pouce et de l’index qui lui restaient à la main droite. Les seuls qui me restent tout court, songea-t-il. « Ouais, c’est… c’est l’j-jour où j’suis aller p-promener les chats d-dans l’marais. »
C’est fini. Je tiendrai plus jamais une hache ou un gourdin. Étrangement, cette réalité le laissait de marbre.
« Sacrés chats », commenta son sauveur sans chercher à creuser davantage le sujet, ce que Bagon lui en sut gré.
Le visage défiguré afficha soudain un air penaud, presque contrit. « M-Merci… D-De m’av-v-voir sauvé, j’v-veux d-dire. » À nouveau, il fut happé par le sourire resplendissant qui terrassait la laideur.
Repu jusqu’aux genoux, notre miraculé explora du regard l’endroit où il se trouvait. Il reconnut aussitôt un tertre de troll, et les guirlandes d’herbes à sécher constituaient un autre indice. « T-t-t’es une cham-m-mane ?
─ Presque. Une sorcière. » Elle marqua une pause le temps d’observer sa réaction. « Ça n’a pas l’air de t’effrayer.
─ J’c-connais u-u-une sorcière. Z’êtes l-loin d’être les p-pires. C-c-crois-moi. »
D’un geste douloureux qui lui arracha une grimace, il balaya les douces couvertures en laine de chèvre argienne et puisa dans ses maigres forces recouvrées après son casse-croûte pour mouvoir ses vertèbres, lesquelles, en réponse, craquèrent de déplaisir. Alors une poigne terrifiante, mais tendre, le cloua à sa couche. Un visage d’argile, dénué de bouche, d’yeux ou de nez, le dominait tandis que deux énormes troncs de terre le maintenaient allongé.
« Tu écoutes ce qu’on te dit ? Coucher. Pas bouger. C’est pourtant simple. Tu es bien un troll, tiens ! Ah, au fait, je te présente Lobrik. C’est lui qui t’a trouvé durant sa promenade. Il y avait deux autres caboches non loin. Morts tous les deux. Fracassés. Il apparaît que tu as eu une sacrée altercation avec le Clan de la Harpie. »
Pas besoin d’être un génie pour saisir qu’elle souhaitait ardemment entendre son histoire.
« Désolé… Je… heu… J’suis p-pas t-très d-doué pour les r-r-récits.
─ Ah bon ? Pourquoi ça ? s’étonna la trollesse sans trace d’ironie dans la voix.
─ On d-dit qu’ils p-prennent des p-plombes et q-q-q-qu’on s’ennuie.
─ Je vois. » Elle plongea dans ses réflexions, un doigt boudiné triturant son menton poilu. « S’il n’y a que ça. Il me vient une idée. Et si on s’amusait à un petit jeu toi et moi. Tu ne dis rien et je raconte tout. Qu’est-ce t’en dis ?… C’est bien, tu as compris le jeu. Interromps-moi quand ça te chante, si je dis une bêtise ou si un morceau m’échappe. D’accord ?
─ Heu… » Bagon décrypta attentivement et longuement les traits de sa bienfaitrice. Force était de constater qu’ils étaient encore plus laids que les siens. Néanmoins, une bonté sans égale leur conférait un air adorable. L’envie lui démangeait de se presser contre l’énorme panse ventrue et de s’endormir enrobé de sa chaleur accueillante. « D-d’accord. »
Les vieilles canines dénudées par un sourire débordant jusqu’aux oreilles touffues firent fondre son cœur de pierre. « Mieux ne pas trop tirer sur la corde. Estime-toi déjà heureux de t’en être sorti à si bon compte. Non. Pas de discussion. Les veinards dans ton genre devraient faire attention à ne pas épuiser leur veine. Ah, au fait. Je m’appelle Garlik.
─ B-Bagon. »
Le lendemain, à moins que ce ne fut le jour d’après, Bagon se réveillait dans une forme relative mais bienvenue compte-tenu des jours passés en tant qu’invité d’honneur du Clan de la Harpie. Les démangeaisons surpassaient désormais la douleur et juraient de le rendre fou. Garlik lui offrit une potion pour les atténuer. Ils mangèrent ensemble de délicieuses brochettes de ratacouards aux cèpes angelotes agrémentées d’une gnôle comme on en fabriquait plus, à vous déboyauter les entrailles. Le nectar des dieux ! estimait Bagon en fin connaisseur.
Puis la sorcière appela ses « enfants » à former un cercle autour d’eux. Un à un, elle les introduisit à Bagon qui n’essaya même pas de retenir leurs noms. Puis quand tout ce petit monde fut installé autour du grand âtre que l’un des golems venait de nourrir, Garlik brandit sa pipe, la bourra de son gros pouce, avant d’en tirer une grosse bouffée qu’elle garda un moment pour ensuite recracher en une épaisse fumée odorante qui arracha des larmes à Bagon. La trollesse, enfin, entama le récit de son invité, lequel écoutait avec attention, prêt à intervenir.
La trollesse narra la sombre menace pesant sur le bois : l’apparition de la sorcière-vampire, le massacre des elfes, l’exil de la sorcière et de son compagnon, leur arrivée dans le refuge des Rats Chevelus, la venue de la démone et le plan concocté pour vaincre la sorcière-vampire avant que les agents du Néant ne réduisent le bois en lambeaux. Elle enchaîna avec la mission que Bagon s’était confié à lui-même, son désir d’agir de son propre chef en allant à la rencontre des trolls de la vallée voisine en quête d’informations au sujet de la sorcière-vampire. Elle raconta les déboires du pauvre semi-troll, reçu au mieux comme un vagabond par les clans, battu avant d’être chassé, ou forcé de fuir pour sa vie, jugée indigne par ses congénères. Elle se permit de dériver vers un autre sujet, traitant d’évènements passés, à propos d’un rejeton d’un clan lointain vivant dans la caldeira d’un cracheur de feu des temps jadis, jugé malformé par les siens et condamné à nourrir les entrailles de Gra’Mama afin qu’elle donne naissance à un troll digne de ce nom. Elle vanta la bravoure du rejeton qui s’échappa plutôt que de se soumettre au destin funeste. Elle allongea encore son histoire en citant les pérégrinations interminables du héros malheureux, ses essais infructueux d’intégration… une famille perdue ; jusqu’à son arrivée au sein du Clan des Rats Chevelus. Enfin, elle se rabibocha avec le présent, conclut son récit avec la capture du brave aventurier par les cruelles caboches du Clan de la Harpie, de sa captivité et des tortures infligées jour après jour, de la privation de nourriture et de sommeil qui n’avaient en rien diminué sa combativité. Elle acheva sur son ultime affrontement face à une foule d’ennemis enragés, deux fois plus gras et trois fois plus costauds, de sa résistance malgré son corps brisé, et de sa chute finale. Ainsi s’acheva son récit.
Et à aucun moment, Bagon n’était intervenu.
Les flammes du foyer dessinaient sur les visages placides d’argile l’illusion de grimaces impressionnées. Garlik elle-même semblait admirative des évènements dépeints dans sa propre histoire. Le semi-troll sentit le sang grimper à ses joues bleuissantes et ne savait trop où se mettre, encore moins que dire. Il attendit, simplement, que les choses se passent en sirotant sa potion au goût rance adouci par une lichette de gnôle, évitant par tous les moyens les petits yeux noirs le perçant tel un tonneau par-dessus le fût de l’énorme pipe.
« Tu as aimé mon petit conte, Bagon ?
─ Ce… C’était p-pas mal. » Il se gratta le moignon. « Sacré g-gaillard ce t-t-troll.
─ Tu ne crois pas à son histoire ? »
Il se gratta derechef, hésitant. « T-tout ça m’paraît un p-peu gros, dit-il.
─ RAH ! » La sorcière se frappa violemment l’un de ses cuissots d’hériphant. « Je n’ai raconté que la vérité. Enfin presque. Disons que j’ai omis un détail.
─ Ah ?
─ La vraie raison qui rend ce troll si admirable. » Elle leva au plafond un doigt vérolé à l’allure d’orteil. « C’est qu’il a eu peur. Tout du long, il était effrayé, et qu’à aucun moment il ne se l’est caché. »
Bagon la détailla d’une moue dubitative. « Z’allez p-pas m’annoncer q-qu’z’êtes ma d-d-daronne ou un t-truc comme ça ? »
En réponse, la trollesse à la laideur maternelle lui confia le plus affreux et le plus tendre des sourires. « Si j’avais pondu un loustique comme toi, rien qu’un seul, je n’aurais eu aucun regret à avoir accepté mon destin. »
Le semi-troll pesa ces paroles énigmatiques dans son cerveau farci d’idées nouvelles qu’il peinait à ranger. Il n’y comprenait rien, mais avait saisi le compliment ; d’autant plus poignant qu’il respirait la sincérité à plein nez. Ça y’était ! Il était tombé sous le charme de la grosse dame. Autant dire qu’il avait le bagou.
Les jours s’écoulaient sur le domaine de Garlik, comme prisonniers d’une bulle flottant à la surface de la rivière, insensible à ses courants fluctuants, identiques les uns aux autres. Bagon se délectait du calme dans lequel son esprit flétri baignait. Trop faible encore, il se contentait de courtes balades autour du tertre, le long des parterres du jardin fongique, sous l’œil vigilant bien qu’absent de Lobrik, son sauveur bombardé aide personnel. Le golem répondait à chacun de ses désirs sans protester ni s’imposer. Karaba, le cuisinier attitré, lui concoctait de succulents repas. Le semi-troll n’était pas lassé de se régaler la panse. Son quotidien se résumait essentiellement à une lutte intestine entre son envie de manger et son désir de dormir. Quand il ne faisait ni l’un ni l’autre, il aimait se bercer des contes de Garlik. La sorcière en connaissait mille et un, de quoi occuper l’éternité. Plus que tout, il admirait la patience de ses hôtes quant à supporter son sale caractère sans péter une racine. Garlik veillait toujours à le rappeler à l’ordre quand il empiétait sur les bourgeons avec douceur mais fermeté. Son aura débordante de générosité et de sagesse suffisait à étouffer l’esprit rebelle qui haïssait plus que tout la paresse. Le sang bleu bouillait d’impatience, chauffé par une énergie sans mesure qu’il lui fallait dépenser au risque d’imploser.
Une nuit où les démangeaisons maintenaient à l’écart l’esprit du sommeil, Garlik veilla à ses côtés. Il se confia sur son envie pressante d’agir, son incapacité viscérale à rester cloîtré sans rien faire.
« J’étais comme toi autrefois. J’étais jeune, désireuse d’explorer le monde voisin, et forcée par le destin des rester clouée au lit. » Elle lui narra alors son propre récit, sa souffrance sans fin qui, un jour, s’acheva sur une révélation.
« J’suis p-pas une sorcière moi. J’sais p-pas faire ce que t-t-tu fais avec ta t-tête, rétorqua Bagon, bougon.
─ Ce don, je l’ai acquis avant de me lier à un esprit. J’ignorais tout des sorcières alors. J’étais une gamine ignare consumée par une soif désespérée d’apprendre et incapable de l’assouvir. Un jour, l’univers s’est simplement ouvert à moi.
─ Ouais bah, j-j-jamais il choisirait quelq-q-qu’un comme moi.
─ Laisse-moi t’apprendre. L’avenir le dira. Ne parle pas à sa place. »
Jamais la trollesse, de toute sa longue existence recluse, n’avait un jour confronté pareil regard, aussi scintillant d’espoir. Si. Une fois, une seule. Dans le reflet de l’eau.
C’était décidé. Cette demi-carcasse deviendrait dès aujourd’hui son apprenti. Qu’importe qu’elle en tire quelque chose ou non. Il avait besoin d’elle maintenant. Et elle avait encore plus désespérément besoin de lui. Cette révélation blessait sa conscience pourtant si sereine, renforcée par des siècles et des siècles d’expérience sans nulle autre pareille. Qu’avait-elle la nécessité d’un rejeton borné et insatiable dans ses pattes ?
Au fond d’elle, elle ne l’ignorait pas, mais tâchait néanmoins de ne jamais y songer, la compagnie de ses congénères lui manquait. En dépit des souffrances que les siens lui avaient infligée, elle se considérait encore comme l’une des leurs. Elle ne pouvait le nier. Elle avait passé depuis longtemps l’âge de se voiler la face. Peut-être le temps était-il venu de changer un peu son quotidien, de se rattacher à la terre ferme ? Même les oiseaux ont besoin de se reposer sur une branche de temps à autre. Et puis, il était plutôt drôle le jeunot. Garlik, ma grosse, tu pouvais tomber sur pire.
Elle se doutait des pensées similaires de Bagon. Lui aussi, en son for intérieur, se languissait de la compagnie des trolls, bien que le traumatisme ancré dans sa mémoire amenât une part de lui-même à ne plus se considérer comme troll, rejeton de Gra’Mama. Demi-portion, engeance déformée, maudite pour les uns ; gros plein de graisse, brute épaisse, monstre pour les autres.
Mouais. Pourquoi pas. Et si on tentait l’coup. De toute façon, c’est pas dans cet état que je vais retrouver les autres. P’têt qu’ils me cherchent. Non. Ils auraient pas risqué de se faire écorcher la couenne juste pour me sauver les miches. La cheffe me l’a bien dit quand j’suis partie : « Ta décision. Tes risques. » J’assume les conséquences. Point. Ça va. J’aurais pu plus mal tomber. Tête-de-Pioche, elle serait verte de me voir comme ça. M’enfin. J’préfère pas qu’elle me voit. Elle se moquerait. Mouais. J’aimerais quand même bien la voir. Et la cheffe aussi. Et les p’tits rats. Et Nellis. Ah Nellis. Sentir son parfum. Ah oui. Et son p’tit d’homme aussi. J’me demande ce qu’ils glandent en ce moment.
À l’instant même où cette pensée franchissait son esprit, la porte du tertre s’ouvrait dans un écho strident. Dans le cadre, deux visages familiers fixaient Bagon, étendu près du feu, un bol de noix entre les genoux, des miettes plein les draps, comme s’ils étaient tombés sur un étrange animal au détour de la forêt.
« Et v-voilà c-c-comment j’ai at-t-terri ici. »
Emporté par son propre récit, la figure de Bagon se décomposa en découvrant que plus de la moitié des spectateurs roupillaient et que l’autre moitié somnolait, les yeux larmoyants, de fatigue, fixés sur un coin d’ombre de la pièce. Seule Quo la démone demeurait attentive et on n’entendit que ses applaudissements, somme toute mesurés. « Passionnant ! Dommage que notre Jilam ne soit pas là avec nous pour le retranscrire.
─ Ouais, dommage. Il devra se l’farcir depuis le début, s’éveilla Reyn la Rouge, les paupières toujours collées.
─ C’était génial, Bagou, salua Tête-de-Pie, filet de bave au coin des lèvres. C’est la meilleure histoire que j’ai entendue. Le parfait remède contre l’insomnie.
─ T-Te fatigue p-p-pas avec t-tes sarc-c-c-c, s-s-sarc-c-c-c… Oh et puis zut ! J’ai compris. La prochaine fois, c’est la mère Garlik qui racontera, voilà ! Et il s’en alla bouder vers son lit, installé à côté des étagères de victuailles, attrapa un morceau de viande de chèvre séchée, se l’enfourna dans le gosier, puis saisit un tonnelet de gnôle auquel il fit sa fête jusqu’à ronfler comme le tonnerre. J’espère au moins que ça vous servira de leçon.
Le dos tourné, il ne pouvait voir les regards compatissants posés sur sa carcasse voûtée. Reyn et Tête-de-Pie n’avaient pu dissimuler leur soulagement de le découvrir vivant, et compensaient leur mal-être face à son état en redoublant d’effort sur les taquineries.
Le lendemain, le semi-troll eut l’heureuse surprise de découvrir que deux nouveaux hôtes avaient rejoint le tertre de Garlik. Le semi-troll ne put s’empêcher de bleuir à la vue de Nellis. Son teint d’hiver lui va si bien. Sa mémoire avait évincé la triste soirée de la veille.
Mais les rêves, eux, n’oublient rien.