En cette aimable soirée à la robe moirée pailletée de rose, les pâturages des chèvres argiennes vibraient sous les bourrasques du conflit, dont la source nichait parmi les vergers de gronoyers. Le feuillage, écarlate à la lumière rampante du crépuscule, frémissait du vacarme querelleur.
« Je suis fatiguée de me répéter ! s’exaspéra la sorcière.
─ Et moi de devoir sans arrêt me justifier ! » s’époumonna le jeune homme.
Les deux amants fâchés se séparèrent dans un tumulte d’injures propres à faire rougir un troll ivre. Jilam, resté seul à l’ombre des grands arbres tordus, pestait tout son saoul, mélangeant les idiomes de son enfance et du bois pour donner des noms fleuris à son épouse.
Quelque chose heurta violemment son front. La douleur décupla sa fureur, déjà bien installée. Il ramassa la noix pourrie qui l’avait assailli. Un rire émergea alors des branches aux feuilles mauves. Il leva les yeux et aperçut des reflets roux égarés parmi la canopée violette.
« Reyn ! »
La frimousse verte lui décocha un sourire narquois. « Ça pleut sur les braises, on dirait.
─ La ferme, marmonna-t-il, bougon.
─ Tu veux un bécot pour raviver le feu ? » Sur ces mots, elle sauta de sa branche et atterrit tout en souplesse sur le tapis de feuilles pourrissantes et de coques moisies.
« T’aurais pu me fracasser la tête en deux. T’a vu la taille de ces machins ? » Jilam brandit l’arme du crime.
« Allons, allons, mon mignon. Y a pas que la taille qui compte, voyons », lui asséna l’elfe d’un air frivole tout en se trémoussant contre lui.
Jilam sentait la bosse pousser sur son crâne. Il s’éloigna sur un grommellement rageur, manquant, dans sa précipitation, de se vautrer à cause d’une épaisse racine sortant de terre. Reyn lui taillait le pas.
« Toi et moi, on a des passés similaires, lui lança-t-elle tandis qu’ils traversaient côte à côte les pâturages.
─ Ah bon ? Je ne t’ai presque rien raconté ?
─ Et tu ne m’as jamais rien demandé.
─ Le passé des gens ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est qui ils sont, pas qui ils étaient.
─ Ce que nous sommes se nourrit de ce que nous étions.
─ Ça sonne étrange venant de toi. » Il aurait aimé qu’elle le laisse tranquille pour ruminer sa frustration, mais elle ne semblait pas décider à lui lâcher la grappe, bien au contraire.
Les deux s’arrêtèrent en bordure d’une arête rocheuse et leurs regards se fondirent dans le paysage mirifique. Les troupeaux de chèvres argiennes paissaient en se dorant la toison au soleil sous l’œil vigilant des golems. Il était difficile de discerner les bêtes au milieu des prés dorés.
« T’es-tu jamais demandé pourquoi on m’appelle Reyn la Rouge ? »
Jilam haussa les épaules. « À cause de tes cheveux, je suppose.
─ T’as la caboche qui fuite ? J’les avais pas de cette couleur quand tu m’as connue et on m’appelle comme ça depuis des lustres. »
Le jeune homme, les nerfs à vif, se sentait bouillir dans le cuivre d’une marmite abandonnée à la merci du feu. « Très bien. Bon. Raconte-moi. »
Le silence s’imposa entre eux.
« Accouche », grogna Jilam, pétri de froid malgré l’excellent manteau en toison d’or.
Reyn affichait un air détaché et semblait prendre un malin plaisir à le faire poirauter. Son regard perdu dans le giron du Seigneur du Zénith, elle dit, d’une voix étrangement atone : « Peut-être plus tard, quand je serai moins sobre. »
Agacé, l’époux de Nellis passa ses nerfs dans ses cheveux qu’il ébouriffa, comme pour dire au vent qu’il n’avait pas besoin de lui pour ça. « T’es vraiment pas possible, toi », soupira-t-il.
Du coin de l’œil, la cheffe des Rats Chevelus l’observait tandis qu’il remettait en ordre ses amples cheveux sombres et les enfilait sous leur catogan. La sorcière a raison. Il était douloureux pour elle de l’admettre. Il n’a pas sa place ici. Mieux vaudrait qu’il reste quand nous partirons. Il sera à l’abri. Et la sorcière aurait l’esprit plus tranquille. Mais elle se leurre si elle pense pouvoir le contrôler. Cet humain est un esprit sauvage, un esprit du bois. Et personne ne saurait l’enchaîner… à moins de lui arracher tout espoir.
Leur attention se porta au loin. Une silhouette grimpait gauchement le flanc crépu de la colline en agitant à leur égard son unique bras. Bagon n’était plus que l’ombre de ce qu’il était autrefois, et pourtant, il paraissait plus heureux que jamais, limite benêt.
Il n’y a que les idiots qui sont heureux. Tant mieux, songea Reyn. Il faudra l’abandonner quand nous repartirons. Leur départ avait été fixé au surlendemain. Si seulement Jilam pouvait rester lui aussi.
La Dame du Couchant, maniaque, s’était attelée à décoller un à un les lambeaux d’écailles d’or abandonnés par le Seigneur du Zénith collant à sa robe pourpre écorchée. Et pendant ce temps, à l’ombre des grands sapins, l’animation battait son plein. Les invités du Clan des Déboutés, une fois n’était pas coutume, mettaient la main à la pâte en vue des festivités données en leur honneur, ils s’attelaient aux côtés des enfants de Garlik. Il fallait découper les champignons, les préparer en salade, en ragoût ou à la broche. Les pièges de Mourab avaient attrapé une sacrée perlée de ratacouards, mais ce n’était rien comparé au tableau de chasse de Reyn et Mú. Le trio avait occupé la majeure partie de son séjour à exterminer les spécimens des environs. Les jeunes ratacouards avaient été mis de côté pour le furet-léopard tandis que la viande plus faisandée mais non moins tendre et juteuse des adultes serait servie rôtie, fumée, émincée en civet ou marinée.
Karaba, chef cuisinier du clan, veillait sérieusement, bien que personne ne savait quand il prenait son air sérieux, à chaque étape des différentes préparations. Jilam avait été élu pour composer les brochettes : ratacouard, ail et champignons. La viande était préalablement enrobée dans une pâte aux noix assaisonnée d’aromates cueillis par Lobrik et marinée par le chef Karaba afin de l’attendrir jusqu’à la rendre fondante au palais. La pâte était ensuite cuite pour faire des galettes. C’était la tâche des trois Rats Chevelus de les préparer. Tête-de-Pie malaxait la mixture pour l’empêcher de durcir, Bagon aplatissait la préparation d’un coup de patte et Reyn se chargeait de la frire dans l’huile de noix. Les galettes étaient délicieuses trempées dans le potage de champignons aux herbes, excellent remède pour les maux d’entrailles et autres soucis de digestion selon Garlik. « Karaba sait y faire. Regardez-moi ! » Et de frapper sa panse tout en s’esclaffant d’elle-même.
Nellis s’occupait de veiller à ce que la préparation n’entre pas en ébullition. La tâche, peu exigeante, lui offrait tout loisir de nager dans ses pensées. Elle avait passé son après-midi à la cueillette en compagnie de Lobrik, à se délecter du silence, uniquement dérangé par l’apparition d’un chasseur troll solitaire en mal de sensation forte. Cette escapade avait au moins eu le bienfait d’évacuer sa colère. Tandis qu’elle touillait le potage fumant à l’appétent fumet, de violentes coliques la harassaient. Elle n’avait rien avalé depuis la veille, mais ce n’était pas là la cause de son mal-être. Elle toucha son ventre durci, porta ses doigts à ses joues, son front, son menton… rassurée.
À son retour, tout le monde préparait déjà le dîner, qui s’annonçait digne d’un banquet divin. Jilam avait usé son après-midi à vanter les mérites de son épouse aux fourneaux et Karaba s’était empressé, dès le retour de celle-ci, de l’embrigader dans sa secte culinaire. Le jeune homme, par ses excès de zèle, désirait les rabibocher. Nellis maudissait son amour de refaire surface chaque fois qu’elle aurait aimé bouder un tant soit peu plus longtemps son obstiné mari. Elle se sentait si idiote dans ces moments. Alors autant se venger sur le potage.
À l’orée de la terrasse spacieuse vrombissante d’activité, Quo s’occupait d’écosser les fruits solides de gronoyer de ses mains expertes dans l’art, trop sous-estimé à son goût, du dépeçage. La démone était adossée à un muret, à l’ombre du tertre, se délectant des derniers rayons de la journée et du parfum des fleurs mêlé à l’arôme des champignons. Près d’elle, un golem prenait soin de concasser le fruit de son labeur à l’aide de ses seuls poings d’argile. L’œil acéré de la démone borgne ne quittait pas la sorcière, trop occupée à ruminer, le nez dans sa marmite, pour s’apercevoir qu’on l’épiait.
Silène, de son côté, se contentait de superviser l’avancée des préparatifs en compagnie de Garlik, échangeant autour de sujets mystiques avec la trollesse, que ses enfants s’étaient chargés de transporter dehors, pour ne pas dire charrier. Sa peau épaisse, parcourue d’imposants bourrelets, peinait à contenir sa graisse et menaçait en plusieurs endroits de se fendre en deux. Sa surface sale, grisâtre, vérolée, potpourri de croûtes, de vergetures et de boutons noirs velus, resplendissait cependant comme un drap d’or sous la robe flamboyante du crépuscule naissant. Et quand bien même ses boyaux ne cessaient de l’interrompre dans ses phrases, la sorcière troll rayonnait d’une aura incomparable, et ses remugles intestinaux vibraient du chant brut de la terre. Elle était, en cet instant, le visage de la mère aimante et nourricière, l’archétype immortel de la déesse originelle, une enchanteresse dans toute sa splendeur fanée mais néanmoins vivante, la merveille de temps révolus mais toujours inébranlable. Quiconque posait son regard sur cette charpente grossière et disgracieuse saisirait aussitôt le véritable sens de l’amour, et il serait assuré de vivre à jamais sous la forme d’un souvenir impérissable.
Et alors que l’elfe aux cœurs fêlés lui parlait du chaman qui avait été l’étoile de son astre solitaire, la trollesse l’écoutait, empreinte d’une infinie patience, et rangeait chaque mot dans un tiroir de sa mémoire, une mémoire pareille à un abîme que rien, pas même l’univers, ne saurait remplir.
Un bûcher destiné à éloigner les mauvais esprits avides de pensées heureuses fut dressé au cœur de la vaste terrasse surplombant le jardin fongique et son arborescence automnale. « À toi l’honneur, chère sœur ! » clama Garlik à l’intention de Nellis quand sonna l’heure de bouter le feu au bois mort. Notre sorcière plaça devant sa bouche ses paumes jointes auxquelles elle confia ses incantations murmurées, avant d’ouvrir une brèche et de souffler dans l’interstice de ses mains. Dans l’air frais du soir jaillirent alors des braises, oiseaux rouges batifolant au-dessus du tertre avant de se poser sur le monticule de vieilles branches et de brindilles. Un crépitement retentit dans l’ombre de la bise sifflante. Nellis remplit ses poumons d’air qu’elle recracha sous l’aspect d’un vent violent qui chassa le froid chuintement et s’insinua entre les lambeaux d’arbres pour allaiter le brasier naissant. Les flammes s’élevèrent avec la brutalité du carnage, manquant d’embraser la belle robe de la Dame du Couchant. Un tonnerre d’acclamations salua la prestation. Mais aucun visage ne transpirait plus d’admiration que celui de Jilam.
Garlik formula une courte bénédiction à l’égard de Gra’Mama avant d’ordonner que les fûts de gnôle soient percés. Les mets chauds au fumet enivrant tremblèrent dans leurs récipients tandis que les estomacs affamés se ruaient sur l’immense table en gronoyer débordante de victuailles. Sa surface était décorée d’une charmante nappe en crin de chèvre argienne ayant pour rôle de protéger la précieuse boiserie des sautés de sauce et autre bave d’hydromel.
Quo et Bagon rivalisèrent dans un duel informel de celui qui ingérerait le plus de travers fumés de chimère. La compétition s’interrompit quand tous les travers furent engloutis. Reyn et Garlik, de leur côté, bataillaient sur le champ de la boisson. On ne comptait plus les cornes de bouc argien qu’elles s’étaient enfilées, ni les piques balancées par la reine rouge à tous les malheureux sujets de son louchement acéré.
On ne contera pas le moment où Tête-de-Pie manqua de périr les quatre fers en l’air à cause d’une malheureuse tourte fourrée aux malotrus.
Tout se déroulait à merveille jusqu’à ce que Jilam ait l’idée saugrenue de défier Bagon au bras de fer. Avant que Nellis ne puisse intervenir, ses réflexes étant mis à rude épreuve par la gnôle de troll, les deux chenapans se faisaient face, les coudes plantées dans la nappe repeinte de la table. Le semi-troll brandissait son bras gauche, le seul qui lui restait. « Je suis droitier », déclara Jilam.
Bagon le lorgna d’un œil rond comme un tonnelet. « M-Moi aussi », dit-il, et d’observer, penaud, le moignon attaché à son épaule droite, puis de revenir au jeune homme dont le museau rouge frétillait de malice sous son bébé moustache… Et d’éclater d’un rire gras qui fit pleuvoir des torrents de postillons sur les spectateurs de leur petit cirque.
« Pouah ! Bagounet ! râla Tête-de-Pie, encore bleue de son mélodrame.
─ Bravo ! T’as gagné ! » tonna le rire graveleux du semi-troll manchot et borgne.
Jilam attrapa l’énorme paluche graisseuse qui lui était tendue. Son visage luisait de fierté sous la sueur. À croire qu’il venait de déplacer une montagne. Si seulement, songea Nellis, qui ne pouvait s’empêcher de sourire devant la farce perpétrée par sa tête-de-noix adorée.
La soirée s’écoula au rythme des fûts percés, et tandis que les restes du repas se gélifiaient au fond des soupières et des marmites, Bagon entama un chant trollesque. « Verrat, verra-t-ton, verra pas, ver-à-soie, sers-toi donc !… » Jilam et Nellis s’étonnèrent de sa voix grave et claire quand il chantait. Ses compagnes des Rats Chevelus, elles, appréciaient quand il s’adonnait à son art favori. Dommage qu’il ne se rappelât jamais des paroles. Le semi-troll, envoûté par l’esprit des fééries, fut bientôt rejoint par Garlik. Puis Tête-de-Pie mêla son pépiement à l’orage grondant des gorges-roc. Reyn leur emboîta la note ; l’elfe pour qui la gnôle de troll donnait plus que jamais raison à son surnom. Nellis et Jilam dansaient de concert, bras dessus bras dessous, improvisant les pas de la litanie insensée mais terriblement entraînante, tout en prenant garde à éviter les lourds petons des golems, d’ordinaire si stoïques mais que les chants animaient d’une frénésie endiablée. Même Silène, qui jusqu’alors préférait nicher à l’écart, se trouva, bien malgré elle, entraînée au milieu de cette démonstration de joie collective. Elle qui était pourtant si intimidée par les géants d’argile, ignorait leur présence imposante autour d’elle, plongée corps et âme dans une chorégraphie mêlant danse traditionnelle elfique et rituel chamanique. Son sang d’elfe, peuple amoureux de la danse et de la musique, avait eu raison d’elle.
Le temps s’était égaré de même que les esprits.
Deux vagabonds s’évadaient de la cohue des réjouissances en quête d’air pur à respirer. Jilam n’arrêtait pas de secouer la tête dans l’espoir fou de chasser le tambour qui y avait élu domicile. Ses pieds tanguaient dangereusement sur le sol meuble tandis que Reyn et lui s’enfonçaient dans les ténèbres du bois. Leurs yeux voilés par la biture de troll représentaient les grands sapins sous l’aspect de titans monstrueux aux multiples bras tentaculaires et griffus. Ils erraient au hasard sans chercher de chemin. Leur haleine brûlante changeait en vapeur l’air froid qu’ils respiraient. La nuit était sombre, la nuit était glaciale, la nuit était belle.
Reyn s’était perchée sur une branche basse et s’accrochait par les genoux tel un opossum, ses cheveux libres évoquant une cascade de feu narguant l’obscurité. « Arrête Reyn, l’appela Jilam, tu vas te casser un orteil. Arrête je te dis. » La voir se balancer sur son perchoir lui donnait la nausée.
« T’es vraiment un ratacouard, petit d’homme, ricana l’elfe tout en se balançant sur son perchoir dans une volée de boucles embrasées au parfum de cendre.
─ Et toi t’es plus chiante qu’un troupeau de gnomes. » Jilam s’éloigna, hoquetant, d’un pas hasardeux. Ses pieds s’emmêlèrent et il se retrouva soudain arpions en l’air façon sorcière, les oreilles sifflantes, bourdonnant des esclaffements de Reyn. Par chance, le tapis spongieux d’aiguilles avait amorti sa chute. Sa comparse, hilare, regagna avec aisance le plancher des trolls et accourut au secours de l’ivrogne en lutte contre ses propres jambes. Aussi biturée que lui, elle dut s’y reprendre à cinq fois avant de parvenir à le remettre debout. Ils continuèrent de marcher en s’appuyant l’un sur l’autre, bête à quatre jambes et deux têtes, plus bruyante qu’un clan de trolls, et débouchèrent bientôt sur l’orée du plateau boisé. Les jambes nouées par la fatigue et le froid, ils s’assirent sur une souche moisie, royaume d’une colonie de cloportes. Les insectes ignoraient le couple de géants, de ces dieux qui marchaient parmi eux sans les voir, sans vraiment s’y attacher, trop occupés à dévorer la vieille souche en harmonie avec les champignons lignivores.
Jilam tentait de percer le linceul de ténèbres opaques qui couvait la vallée à leurs pieds, en vain, alors que sa comparse y parvenait sans mal grâce aux yeux du bois. L’écho des chants trollesques leur parvenait du lointain, par-delà un monde d’obscurité. Ils étaient seuls dans le leur. Seuls et pensifs.
Au terme d’un long moment figé, Jilam brisa le silence nostalgique. Il parla de sa vie avant son arrivée dans le bois comme rarement il s’était épanché dessus. Tout était confus dans son esprit, comme si les évènements qu’il énonçait appartenaient à un rêve lointain qu’il cherchait à se remémorer. Les personnages semblaient faux, y compris lui. Il n’en continua pas moins son récit, ouvrant grand son unique cœur de mortel, pendant que sa confidente, elle, se contentait d’écouter d’un air vaguement distrait.
« Je t’ennuie peut-être ? » Reyn ignora sa question, se bornant à fixer le paysage éteint. L’époux de la sorcière remarqua qu’elle triturait ses boucles roussies, manie qu’elle avait quand elle était tendue.
« Et si je te dis que j’ai tué ma mère. »
Pesant silence. Souffle de vent perdu.
« Pourquoi ? » fut la seule chose qui émergea de l’esprit du jeune homme.
« Qu’est-ce qu’on s’en cogne du pourquoi du comment ? fulmina l’elfe, subitement tendue. Qu’est-ce qui peut bien justifier un truc pareil ? Plus ignoble, y’a pas. »
Jilam réfléchit un moment, puis dit : « Tu sais, j’ai dû rêver une bonne centaine de fois que je frappais mon père. Je crois même qu’une fois je l’ai fait pleurer.
─ Des rêves. Rien que des rêves. Moi, je rêve souvent que je coupe la langue de Tête-de-Pie. »
L’humain déposa une main chaleureuse sur l’épaule de l’elfe. « Tu n’es pas une mauvaise personne, Reyn. »
Cette dernière cracha un rire grinçant à la face de la bise. « Non. J’suis pas une sorcière moi. J’foule pas la vie des gens au pied. »
L’époux se renfrogna et retira sa main. « Si tu connaissais Nellis comme je la connais, tu ne dirais pas ça.
─ Parole de matricide. Je reconnais la mauvaise graine quand je tombe sur ses racines.
─ Tu te trompes.
─ Mon flair ne me trompe jamais, petit d’homme. C’est pour ça que je suis encore en vie. Un jour, ta sorcière adorée, elle te laissera tomber. Ça fait pas un pli. »
Jilam baissa le regard, plongeant droit dans l’abîme qu’il dominait, un abîme accessible à lui seul. « Non… C’est plutôt moi qui la laissera tomber. »
L’elfe butée ne saisit pas immédiatement le sens de ses paroles. Lorsqu’elle finit par comprendre, le ciel voilé s’éclaircit, le troupeau de nuages se décida à aller paître ailleurs et le val s’alluma d’une triste lumière. Les deux fuyards décidèrent qu’il était temps pour eux de rentrer.
Lorsqu’elle les aperçut, émergeant des ombres des grands résineux, et tandis qu’ils traversaient les allées du jardin fongique, Nellis contint avec peine son envie d’étrangler l’elfe aux cheveux rouges, de voir sa face verte de crapaud virer au bleu Bagon puis au mauve harpie. Elle se retint encore plus difficilement de se jeter sur Jilam. Pour lui tirer les vers du nez, ou bien l’embrasser et copuler avec lui sur le champ ; elle n’aurait su le dire.