Résumé : Sacha Morin, chercheuse de talent en neuroscience dans le domaine des troubles de l’humeur, n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis quelques semaines. Elle cache un secret qui la ronge. La venue d’Alexander Smith, post-doctorant, la chamboule. Ils coopérèrent sur une étude et des liens forts se tissent entre eux. Mais Alexander cache lui aussi un secret. Emprunte d’ombres dissimulées, leur relation risque d’exploser à mesure qu’ils se rapprochent de la vérité.
Partie 2
La décision
Il faisait nuit quand Sacha rentra dans son petit appartement. Sobre mais douillet, mal rangé, on voyait bien qu’elle n’y passait que peu de temps. Ou alors en coup de vent. Elle alluma la lumière, trop vive, qui éclairait son salon. Le plaid était roulé en boule sur le canapé. Elle se souvint que sa dernière nuit ici était en sa compagnie. De la vaisselle sale traînait sur le comptoir de la cuisine. Des revues et des livres formaient des tours impossibles, bancales, dans tous les coins du séjour. Sacha prit plusieurs profondes respirations. L’air sentait le renfermé. Elle n’était pas revenue depuis presque une semaine. Finalement, elle enleva ses chaussures, son manteau. Sa tête était à la fois légère et lourde. Soulagée d’être enfin à l’abri des regards. Pour s’occuper, elle ramassa la vaisselle pour la laver rapidement. Le silence était troublé délicatement par le piano léger de son voisin. Elle reconnut le style de Chopin et un sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres. Il était tard, presque vingt-trois heures, mais les voisins appréciaient tous d’entendre en sourdine une mélodie si belle et si bien jouée. Sans réfléchir, Sacha rangea sommairement son salon. Le piano s’arrêta, il avait fini de souhaiter une bonne nuit. Elle changea de lumière pour une plus tamisée. Résignée, sans plus aucune excuse, elle se laissa tomber lourdement sur le canapé. Elle s’enroula dans le plaid doux et chaud.
Tout se bousculait dans sa tête. Mais ses pensées se dirigeaient surtout vers Alexander Smith. Elle frissonnait rien qu’en pensant à ses yeux et son sourire canaille quand il lui avait dit qu’il voulait vraiment travailler avec elle. Voulait-il parler seulement de la chercheuse ou alors… d’elle ? Sacha ne savait pas quelle réponse elle préférait. Peut-être les deux… Mais plus encore, qu’allait-t-elle faire de tout cela ? Tout dépendait d’elle. Et de Marc. Elle devait le rejoindre à son bureau pour neuf heures. Elle savait ce qu’il allait lui dire : il voulait qu’elle travaille étroitement avec Alexander en espérant que cela rallume le feu sacré en elle. Mais elle ne savait pas comment lui expliquer qu’il pourrait lui coller tous les chercheurs les plus intelligents, les plus sexys, les plus attirants, rien ne pourrait arranger son problème. Rien ne pouvait arranger ce qui se passait. Les larmes perlèrent à ses yeux. Elle les essuya avec rage, elle n’avait pas le droit de pleurer. Pas elle, pas maintenant. Sacha envisagea brièvement de se confier à Marc, mais elle écarta rapidement cette idée. Il lui dirait de prendre un congé. C’était inenvisageable. La seule chose qui faisait tenir Sacha, c’était ses recherches et mêmes elles commençaient à se disloquer. Ses mains tremblèrent. Au fond, elle se torturait pour rien. Elle savait qu’elle allait devoir se remettre à l’avis de Marc. Quelque part, cette pensée la soulagea. Elle n’avait pas de décision à prendre pour l’instant. Quant à survivre à cette épreuve, elle ne préférait ne pas y penser pour l’instant. Elle s’allongea dans le canapé, rabattit le plaid sur elle. Dans l’ombre, cachée de tous et d’elle-même, elle ferma les yeux.
Comme chaque matin, elle buvait son café dans son éternel mug bleu estampillé « Chargement en cours… ». Elle préférait le goût du café de la bonne vieille cafetière, un peu brulé, que celui du distributeur. Sacha regardait la lueur du soleil se décliner en multiple facettes sur les feuilles émeraude du sycomore. Son cœur battait lentement, son esprit entièrement tourné vers cette vue apaisante.
« Bonjour » la salua une voix prudente dans son dos.
Elle aurait reconnu l’accent entre mille. Elle ferma brièvement les yeux, calmant son cœur qui s’affolait brusquement. Finalement, elle se retourna. Alexander se tenait devant la machine à café, adossé à elle. Il portait les mêmes vêtements que la veille et son visage était brouillé. Un léger sourire étirait ses lèvres et ses yeux pétillaient doucement.
« On a dormi ici pour faire bonne impression ? » demanda-t-elle en riant.
« Et ça marche ? Parce que vos canapés ne sont franchement pas confortables alors je ne voudrais pas faire tout ça pour rien » continua-t-il en partageant son rire.
« Encore une semaine ou deux et je vous dirai si cela fonctionne. »
Il étouffa encore un rire et se pencha pour prendre le gobelet de café. Puis il alla s’asseoir lourdement sur un des canapés. Malgré elle, ses pas le suivirent et elle s’installa en face de lui. Alexander s’étirait comme un chat, un bras contre le dessus du dossier dont la main soutenait la tête. Le reste du corps investissait l’espace avec nonchalance. Sa main gauche tenait le gobelet et il soufflait dessus pour le refroidir.
« J’ai rendez-vous avec Marc à dix heures » lui annonça-t-il sans la regarder.
« J’y vais à neuf heures. »
Un silence plana un instant. Alexander but une petite gorgée de son café, les yeux rivés sur le liquide brun. Elle, elle le regardait. C’était une activité plaisante. Son T-shirt bleu légèrement remonté dévoilait une parcelle de peau nacrée. Son jean sombre était trop ample, mettant à jour un petit morceau d’élastique noir de son boxer. Sa veste gris anthracite était froissée. Il était décidément dégingandé, mais pour le plus grand plaisir des yeux de Sacha. Elle n’osait pas regarder son visage.
« Puis-je savoir ce que vous comptez lui dire ? » osa-t-il finalement, la voix tendue.
« Ce dont nous avons convenu hier. Je vous aide avec MAThyS et j’attends votre rapport pour voir si je peux vous aider dans votre recherche. »
Il hocha la tête lentement.
« J’y ai travaillé toute la nuit, il sera bientôt fini. »
Elle s’étonna qu’il soit si pressé. Encore une fois, elle se demanda qui l’intéressait le plus, la chercheuse ou la femme. Elle savait qu’elle ne devait pas penser ainsi mais c’était plus fort qu’elle.
« Pourquoi vouloir travailler avec moi ? Il y a d’autres chercheurs au sein de l’institut qui pourraient vous encadrer. » finit-elle par demander, curieuse et craignant malgré tout la réponse.
« Pour vos recherches. Il y a de nombreux travaux en psychiatrie. Mais la plupart ont le nez dans les chiffres, les molécules et les scanners. Vous, vous mettez toujours l’aspect humain en avant. Vous ne parlez pas que de chiffres, de sujets qu’il s’agirait de traiter. Vous parlez d’êtres humains qui méritent de vivre une vie meilleure. »
Le cœur battant à tout rompre, Sacha se mordit les lèvres nerveusement. Elle sentit alors le regard d’Alexander se braquer sur elle mais elle n’osa pas lever les yeux. Elle contemplait bêtement son mug et le café qui refroidissait. Le silence s’installa doucement, mais Alexander ne la brusquait pas. Elle entendait sa respiration ample comme une attente silencieuse. Finalement elle leva les yeux. Son visage anguleux avait les traits tirés de sa nuit blanche. Mais un léger sourire éclairait son visage, ses yeux vert brillant, à la recherche d’une réponse, de quelque chose qu’il attendait et qu’il désirait. Sacha ne savait pas vraiment quelle était son attente, ni même si elle pouvait lui donner quelque chose qui l’apaiserait un peu. Malgré elle, elle se sentit sourire et se détendre sur le canapé.
« Je vous remercie. C’est vrai qu’en tant que chercheur, au bout d’un certain nombre d’années, le cœur s’endurcit. C’est presque une nécessité pour continuer de faire avancer la science. Mais je l’avoue, je ne cède pas facilement à cet impératif. Je pense qu’il faut continuer à traiter des êtres humains, comme vous dites. Il ne faut pas perdre de vue que ce que nous découvrons pourrait changer radicalement la vie de personnes qui souffrent. »
« Durant mon doctorat, j’entendais encore parler de psychose maniaco-dépressive. Ils les considéraient comme des fous légers, ou lourds selon le type diagnostiqué. L’aspect humain était nié. L’image populaire n’aide pas non plus, ni les médias… »
Sa voix se brisa sur la fin et il détourna les yeux, levant une interrogation pour Sacha. Quelque chose d’important avait fuité à cet instant, mais elle n’était pas sûre d’elle. Sa curiosité maladive, qui n’apparaissait que lorsque cela avait rapport avec Alexander, voulait désespérément le pousser à parler. Mais Sacha pensa à son secret, à l’hôpital et elle se tut. Il se redressa, adoptant une posture plus appropriée. Elle le regarda mélanger son café avec beaucoup trop d’attention. Ses épaules étaient basses, tendues et ses cheveux châtains aux reflets roux tombaient devant ses yeux. Sacha remarqua alors que, contrairement à hier, elle se sentait presque à l’aise avec lui. Sa présence était à la fois apaisante et euphorisante. Elle se surprit à constater qu’elle était en train de sourire. Il leva alors la tête et son regard la capta aussitôt. Il sourit aussi, complice. Le silence n’était pas dérangeant entre eux, comme s’ils n’avaient pas besoin de parler de s’éprouver.
« Pourquoi avoir choisi la psychiatrie ? » demanda-t-elle.
C’était une question classique entre psychiatres. Parent pauvre de la médecine, la psychiatrie attirait très peu d’étudiants et de chercheurs.
« Nous sommes psychiatres de père en fils et filles dans ma famille depuis quelques générations. La voie était toute tracée pour moi dès ma naissance. Mais j’ai été chanceux, la psychiatrie m’a toujours intéressé. »
« Et en quoi cela vous intéresse-t-il ? »
« Une personne sur cinq souffre ou souffrira de troubles mentaux dans leur vie. C’est une bonne motivation, non ? »
« Toujours le souci du bien-être des êtres humains, je vois » rétorqua-t-elle malicieusement.
« Voilà qui nous rapproche peut-être alors. »
Il sourit, malicieux cette fois. Son cœur rata battement et elle frissonna. Incapable de trouver dans l’immédiat une réponse convenable, elle accepta qu’il voie clairement son trouble. Son esprit se brouillait, son corps l’encombrait. Alexander gardait le silence. Sacha savait qu’il la regardait très attentivement. Il avait l’air d’attendre qu’elle se reprenne, sans la brusquer. Finalement, elle se força à respirer profondément et croisa son regard.
« Pardon, dit-elle, j’ai été surprise. »
Sa réponse était plus que mauvaise. Mais il s’avança un peu vers elle, presque à pouvoir la toucher. Le regard d’Alexander cherchait le sien et elle plongea dans l’océan émeraude de ses yeux. Son cœur battait fort contre ses tempes.
« J’ai été surpris moi-aussi. »
Il lui sourit, un sourire un peu triste. Ses yeux avaient perdu de leur malice pour devenir graves, sombres, profonds. Si cela était possible, cette gravité et ce sérieux l’attiraient d’autant plus. Il recula doucement. Ils restèrent ainsi un moment, silencieux, sans se regarder vraiment, incapables de savoir quoi faire. Le cœur de Sacha faisait des loopings et elle se dit qu’elle n’avait jamais ressenti ça. Elle avait bien eu de nombreuses aventures sans lendemain pendant les études, mais ça… Elle ne savait pas qu’elle était capable de ressentir de telles choses. Du coin de l’œil, Sacha voyait qu’Alexander s’agitait. Il triturait son gobelet, serrait les genoux comme pour se retenir de quelque chose. Elle aurait voulu faire quelque chose pour le libérer de son trouble. Puis, il sembla s’apaiser. Il se relaxa clairement, détendit ses muscles. Puis il finit son café.
« Je vais devoir vous laisser, j’ai un rapport à finir, la cheffe l’attend impatiemment ! »
Elle cligna les yeux, un peu éberluée. Sa voix avait repris le ton malicieux, son visage s’animait comme un manège rempli de sourires. Il la salua et il quitta la pièce.
Le bureau de Marc était l’image même du désordre. Il lui rappelait un peu son appartement. Des piles de revues et de livres s’élevaient un peu partout, créant de petits labyrinthes. Les bibliothèques débordaient de livres, tassés comme seul Marc pouvait le faire, maître du Tetris. Des gobelets de cafés traînaient sur toutes les surfaces. Son bureau croulait de papiers. Seul l’espace autour de son ordinateur semblait être épargné du capharnaüm ambiant. Sacha savait qu’il effectuait un rangement draconien, tel une tornade, lorsque la femme de ménage lui mettait la pression pour venir nettoyer son bureau. Cette même énergie se renouvelait pour les rares occasions où le doyen de l’institut venait lui rendre visite. Sacha s’était toujours sentie à l’aise dans cette pièce. Il respirait la vie, lui donnait envie de fureter et piocher dans les piles de livres, à la recherche d’une trouvaille que seul Marc était capable de dénicher. La lumière du jour filtrait à travers les persiennes, créant une atmosphère d’un calme presque magique.
Elle enleva quelques ouvrages d’un fauteuil pour s’y installer. Marc déboula dans la pièce, pressé.
« Bonjour Sacha, désolé, c’est un peu le feu aujourd’hui. Une stagiaire a déréglé le scanner, il a fallu le réparer au plus vite… »
Il se laissa tomber lourdement sur sa chaise, soupira et se frotta les yeux.
« Bon, alors cet Alexander Smith ? » demanda-t-il, l’air de rien.
Sacha inspira profondément. Le moment était venu.
« Il a l’air très performant. Il doit me faire un rapport complet de son étude, il l’aura fini sous peu. J’ai accepté de l’aider avec MAThyS. Tu avais raison, l’outil s’intégrera très bien à sa recherche d’après ce qu’il m’a dit. »
Il joignit les mains et posa son menton dessus.
« Et pour encadrer ses recherches ? »
« J’attends son rapport. Je veux savoir ce qu’il compte faire exactement avant de donner mon avis. Mon aide sera peut-être pertinente, mais je veux en être sûre avant de m’engager. »
Marc la regarda longtemps. Sacha soutient son regard sans flancher. Finalement, il se laissa aller contre son fauteuil et lui sourit.
« C’est une sage décision. Je suis content que tu envisages tout de même de l’encadrer. J’avais peur que tu refuses tout net. Tu sais, je me suis bien renseigné sur lui. Je suis sûr que ça va… coller entre vous. »
Elle rougit instantanément, ce qui ne manqua pas à Marc.
« Je parle de recherche, bien évidemment. » ajouta-t-il d’un ton taquin. « Ce que vous faites en dehors ne me regarde pas. »
« Nous n’allons rien faire de particulier ! » répondit-elle d’un ton vif, tendue.
Marc sourit et leva les mains en signe d’apaisement.
« Détends-toi, je ne me mêle pas de ce genre d’histoire tant que la recherche n’en pâtit pas. Les histoires d’amour, ce n’est vraiment pas mon truc. »
« Ce n’est pas une histoire d’amour ! »
Il rit devant son air indigné.
« Allez Sacha, je te taquine. C’est si facile avec toi ! Laisse-moi profiter d’un peu de douceur avant que je reçoive cette stagiaire. Ce sera un moment beaucoup moins amusant. »
Elle s’enfonça dans son fauteuil, essayant de faire taire son indignation. Elle savait très bien que sa réaction était bien la preuve que Marc tapait juste. Et il le savait aussi. Sacha s’efforça de reprendre ses esprits.
« Tu vas dire quoi à Alexander ? »
« Rien de bien intéressant à vrai dire. Je vais donner mon accord pour ce rapport. Je lui demanderai comment il se sent à l’institut, les installations, collègues. Bref, rien de bien original. »
Il fit une pause, hésitant.
« Et toi, comment tu te sens ? » finit-il par demander.
Sacha détourna le regard.
« Ça peut aller. »
Finalement, elle planta son regard dans le sien, le défiant de demander plus. Marc hocha la tête. Fidèle à lui-même, il ne posa plus de question à ce sujet.
« Tu devrais venir manger chez nous, Rachelle serait ravie de te revoir. Cela te ferait du bien de sortir un peu. » revint-il à la charge, avec un charmant sourire.
« Tu as raison mais… Je vais y réfléchir, promis Marc. »
« Et le Krav Maga ? On compte sur toi ce week-end ? »
Elle soupira, trouvant que Marc la poussait dans ses retranchements. Mais elle savait qu’il faisait ça pour son bien.
« J’y réfléchirai aussi. »
Le bureau de Sacha n’avait jamais été aussi bien rangé. Chaque feuillet se trouvait dans le dossier adéquat. Chacun de ces dossiers étaient classé. D’abord, elle l’avait fait par couleur. Puis se ravisant, elle le fit par ordre chronologique. Elle aurait pu continuer ainsi longtemps car cela l’aidait à ne pas penser. Mais, à un moment, dans sa fuite désespérée, quelqu’un frappa à la porte. Sacha sursauta, comme si elle était prise en flagrant délit pour quelque chose qu’elle ignorait. L’après-midi touchait à sa fin, son stagiaire devait être encore en train d’interroger le groupe témoin. Puis, elle sut. C’était comme une évidence. On frappa encore à la porte, timidement cette fois. Sacha arrangea comme elle put ses vêtements et sa coiffure, malgré elle. Elle vint vite s’assoir à son bureau.
« Entrez ! » dit-elle d’une voix forte, la bouche sèche.
Alexander passa la porte et lui sourit. Ses traits étaient encore plus tirés que ce matin. Des cernes ornaient ses yeux, faisant ressortir ce vert ahurissant.
« Je viens vous apporter mon rapport. »
Il sortit de sa sacoche en cuir vieilli un dossier assez épais. Il lui tendit, fuyant son regard comme un garçon timide. Sacha le prit dans les mains. « Identification et conceptualisation des états mixtes, fréquence et nature du lien avec les comorbidités anxieuses, spécificité des intervalles libres et l’impact potentiel d’évènements de vie traumatiques précoces sur l’occurrence et l’évolution de cette pathologie ». Elle posa le dossier sur son bureau.
« C’est très ambitieux. » déclara-t-elle doucement.
Il releva la tête, dans un geste de défi. Leurs regards se croisèrent et il comprit qu’elle ne le critiquait pas. Sacha se demanda s’il avait déjà présenté sa recherche à d’autres chercheurs pour craindre autant sa réaction. Alexander se décontracta visiblement. Son regard vagabondait d’un endroit à un autre du bureau, comme s’il cherchait quelque chose ou à mémoriser chaque coin. Il avait l’air si fatigué, si pâle et fragile en cet instant. Le cœur de Sacha se serra, mais elle se força à se focaliser sur le dossier. Elle relut le titre à plusieurs reprises pour s’en imprégner.
« C’est très ambitieux, répéta-t-elle, mais très intéressant et prometteur. Je vous promets que je vais lire tout cela avec beaucoup d’attention. »
Elle se tut un instant, alors qu’il se figeait, entre joie et fatigue.
« Et vous avez monté ce dossier… important en si peu de temps. Permettez-moi… avez-vous dormi ces dernières quarante-huit heures ? »
Alexander se figea. Son regard se fit grave, insondable. Il était d’un sérieux tranchant, mais sans agressivité. Il la jugea du regard un instant et elle se sentit soudainement nue devant ses yeux. Finalement, la mâchoire serrée, Alexander réussit à esquisser un léger sourire. Ses iris étincelèrent brièvement.
« Non, pas vraiment. Je vais rentrer chez moi et dormir. Je vous remercie d’accepter de lire mon rapport. Et pour les compliments également. Vous avez raison, il me faut du repos. Je vous prie de m’excuser pour mon attitude. »
Alexander était décidemment un homme qui savait à la perfection comment déstabiliser Sacha. Elle hocha la tête avec un sourire prudent. Il se détourna pour sortir.
« Reposez-vous bien surtout ! » lança Sacha.
« Merci. »
Au pas de la porte, il se retourna et lui sourit. Un sourire solaire malgré la fatigue apparente.
« J’ai laissé mon numéro de portable si vous voulez me joindre pour discuter du rapport. »
Et il partit sans qu’elle puisse répondre. Mais de toute façon, qu’aurait-elle répondu ?
Sacha posa le volumineux rapport d’Alexander sur sa table basse. Elle était surprise de voir autant de sérieux, de perspicacité chez ce jeune homme. Le rapport était parfait. Il avait présenté ses bases de recherche et ses hypothèses de manière exhaustive et sérieuse. Le projet était aussi ambitieux qu’elle l’avait pensé en lisant le titre. Il faudrait réunir plusieurs groupes témoins, des témoignages et des anamnèses. Un travail de longue haleine et demandant du personnel et des crédits de recherche importants. Néanmoins, la chercheuse en elle savait reconnaître le potentiel d’une étude. Celle-ci pouvait réellement améliorer la prise de charge des patients. Et peut-être répondre à des questions qu’elle se posait… Son cœur battait fort dans sa poitrine. Sacha savait désormais que le risque de la découverte de son secret passait au second plan face au feu sacré de l’amour de la recherche qu’avait su faire renaître Alexander. Sacha se sentait éveillée, l’esprit vif qui partait déjà vers l’organisation de ce projet. Elle savait également qu’Alexander avait besoin d’un appui d’une chercheuse comme elle, qui disposait des moyens dont il avait besoin pour mener à bien cette étude.
Elle s’emmitouflai dans son plaid douillet, sa tisane lui réchauffant les mains, partagée entre la furie de la recherche et Alexander. L’esprit brillant que l’on devinait entre ses lignes, son enthousiasme, sa précision… elle ne pouvait plus nier qu’elle était séduite. Une pensée plus sombre passa, lui rappelant qu’elle n’avait le droit à tant de bonheur. Mais un regard sur le dossier d’Alexander allégea son humeur. Sur la première page était noté son numéro de téléphone. Une écriture masculine, tracée à la va vite. Sacha saisit son téléphone, hésitante. Elle commença par rentrer le numéro dans son annuaire. Elle en aurait de toute façon besoin, vu qu’ils allaient certainement travailler ensemble. « J’ai laissé mon numéro de portable si vous voulez me joindre pour discuter du rapport. » Sacha joua un instant avec le téléphone. Elle désirait ardemment lui écrire, mais quelque chose en elle résistait encore. L’étude d’Alexander était si prometteuse que la chercheuse se réveillait et la plume d’Alexander l’attisait. Une chose en elle s’était ouvert mais à quel point ? Finalement, le cœur battant, elle saisit son portable et hésitant longuement sur le message à envoyer.
« Bonjour, je viens de lire votre rapport. Remarquablement ficelé et pertinent, vous m’avez convaincu et il me tarde de discuter de la mise en place de cette étude, après la validation de Marc. »
Elle crut qu’elle allait devoir attendre avant une réponse et elle fut interrompu en voulant poser son portable par une sonnerie. Aussi vite qu’elle en était capable, Sacha ouvrit avec fébrilité le message.
« Vous ne pouvez pas imaginer à quel point votre message me rend heureux. »
Sacha resta immobile quelques instants, la respiration au bord des lèvres. Elle fixait le message, prenant conscience de ce qui allait se passer. Un rapprochement avec Alexander. Il serait bien entendu scientifique mais… les réactions qu’elle avait en sa présence ne pouvaient signifier qu’une chose… Elle ne savait que répondre. Sacha se tortilla comme elle put dans son plaid, hésitante et se mordant les lèvres avec un peu trop de vigueur.
« Je vous propose qu’on nous en parlions à Marc demain matin. Il est généralement dans son bureau à 9h. »
Encore une fois, la réponse ne se fit pas attendre.
« Parfait. Voulez-vous que nous nous voyions pour parler des détails ? »
Sacha aurait presque pu sursauter. Elle se mordit les lèvres trop fort et sentit une pointe de sang. Ses tremblaient, mais d’une manière délicieuse. Ce n’était pas par peur, par angoisse, comme un refuge. C’était de l’excitation. Elle ferma les yeux et respira profondément, faisant des efforts pour se vider la tête. Elle finit par ouvrir les yeux, plus calme.
« Il est tard, nous verrons ça demain. »
« Il me tarde de commencer à travailler avec vous. »
« Moi aussi. Bonne nuit, à demain. »
« Bonne nuit à vous aussi. Vivement demain ! »
Sacha verrouilla son téléphone, le cœur battant. Elle ne voulait pas lire et relire encore ses messages, chercher un sens, un mot, une nuance qui signifierait plus qu’il n’y paraissait. Alexander était déjà assez explicite sur son envie de travailler avec elle. Il jouait clairement sur l’ambiguïté de travailler et d’être avec elle. Mais Sacha ne pouvait qu’admettre qu’elle participait à ce jeu.
Elle se redressa, le corps raide. Elle fit quelques mouvements pour étirement son corps fourbu. Un air de Mozart jouait en sourdine, elle sut alors qu’il était exactement vingt-trois heures pile, son pianiste de voisin toujours réglé comme une horloge. Elle était fatiguée, mais à la fois excitée par la conversation avec Alexander et les enjeux de la journée de demain. Il lui tardait déjà de passer la porte du bâtiment de la Timone. Serait-il dans la salle de repos ? Devrait-elle l’attendre ? Le chercher ? Mais où ? Ou devrait-elle attendre d’être dans le bureau de Marc pour le voir ? Elle savait qu’elle n’arriverait pas à attendre neuf heures sans finir sur les dents. Le piano s’arrêta sur une note douce, longue. Sacha se força à mettre son pyjama et filer au lit. Elle resta longtemps les yeux grands ouverts et le cœur battant trop fort. Elle essaya de visualiser la journée de demain, cela aidait à calmer les angoisses. Le début était très professionnel. Plus le sommeil la gagnait, plus cela devenait personnel, chaleureux, intime. Elle s’endormit avec des yeux verts qui la regardait avec passion.
Le lendemain, Sacha avait presque couru jusqu’à l’institut. Son air nerveux avait attiré l’attention du chauffeur de bus, inquiété les autres usagers. Mais elle s’en était à peine aperçu. Finalement, une fois l’institut en vue, elle se força à ralentir. Elle passait ses mains dans ses cheveux de manière frénétique. Une pause aux toilettes était nécessaire. Elle ne voulait pas montrer son empressement hors de contrôle. Les employés de l’institut étaient rares avant huit heures. Sacha put se faufiler dans les toilettes des femmes sans trop attirer l’attention. Devant le miroir, elle crut voir une hystérique. Ses cheveux bruns ressemblaient plus à un nid d’oiseau qu’autre chose. Sacha s’employa à les remettre en ordre tout en se maudissant de ne pas avoir les cheveux courts. Ses yeux gris paraissaient immenses dans son visage pâle. Elle ne pouvait pas cacher les cernes foncés, mais après tout, elle savait que tous les employés de l’institut arboraient les mêmes stigmates. Elle se pinça les joues en espérant y mettre un peu de couleur, mais le résultat fut pire encore. Ses ongles laissaient des croissants de lune rosée sur la peau blanche. Désespérée, elle se fixait dans le miroir. Peut-être qu’en jouant avec les mèches de ses cheveux… S’efforçant de rester calme, elle entreprit de se coiffer avec tout le soin dont elle était capable. Finalement, le résultat n’était pas si désastreux.
« Allez Sacha, tu ne vas pas à un concours de beauté » marmonna-t-elle entre ses dents.
A ce moment, une collègue entra dans les toilettes et lui jeta un regard amusé. Sacha rougit instantanément. Elle voulait ne pas être trop pâle, voilà qui allait faire l’affaire, pensa-t-elle en sortant en trombe, un peu honteuse.
Sacha aurait bien voulu marquer un temps d’arrêt avant d’entrer dans la salle de pause, mais elle en fut incapable. Elle s’engouffra dans la pièce sans hésitation. Elle s’arrêta, ses yeux s’adaptèrent à la douce lueur du jour. Il n’y avait personne. La déception, amère, brûlante, lui montait aux lèvres.
« Bonjour » fit une voix chaude.
Elle se tourna vivement, surprise. Alexander était installé dans le coin de la salle. Presque avachi sur le canapé, nonchalant, seule sa veste – étonnamment repassée – permettait de rendre la scène acceptable dans un institut de recherche. Il lui souriait, un sourire solaire. Comme si elle était la plus belle chose qu’il pouvait voir de la journée. Sacha se rendit compte qu’elle lui rendait ce sourire, sans se cacher, sans honte, sans culpabiliser. Elle s’installa en face de lui et il se redressa un peu.
« Vous semblez plus reposé » commença-t-elle.
« Vous aviez bien raison, j’avais besoin de repos. Je me sens beaucoup mieux. »
« J’espère que mon message hier soir ne vous a pas réveillé… » continua-t-elle prudemment.
« Non, bien sûr que non. Enfin, si. Mais j’adore être réveillé par de tel message » ajouta-t-il en souriant d’autant plus.
Elle se sentit rougir encore. Mais Alexander avait la délicatesse de ne pas en profiter, il restait ainsi, souriant, serein, flegmatique. Ils se regardèrent avec plaisir. Sacha était soulagée qu’il n’y ait personne dans la pièce. Elle se plongeait dans ses yeux, sans se dissimuler et en tirant un bien-être immense. Il semblait perdu dans la même contemplation, son regard brillant légèrement.
Finalement, Sacha se reprit en voyant l’heure tourner. Il était temps de discuter recherche pour se mettre d’accord devant Marc. La conversation fut très agréable. Alexander semblait se rapprocher de ses propres méthodes de recherche, ils se mirent rapidement d’accord sur un protocole de base, une esquisse à présenter au chef de service. Ils passèrent aussi en revue les besoins humains et financiers de l’étude. Alexander notait leurs remarques dans un calpin de cuir tanné, attentif et humble. Il exprimait ses attentes, ses hypothèses avec calme mais sans les imposer. De toute façon, Sacha lui donnait presque toujours raison, en toute justice. Le projet prenait forme au fur et à mesure et leurs voix se firent plus excitées, impatientes. Sacha ne s’était jamais aussi bien entendu avec un collègue lors d’une approche préliminaire. Avec Alexander, elle se sentait vibrer, fébrile de la meilleure manière possible. Neuf heures arriva plus vite qu’ils ne s’y attendaient.
Devant la porte de Marc, ils se sourirent, complices. Sacha sut alors, au plus profond d’elle-même, qu’elle prenait la bonne décision.
L’attirance dans cette partie est un peu plus subtile que dans la partie précédente. Elle prend en maturité et en crédibilité. Elle a toutefois toujours des accents assez naïfs ou innocents. Peut-être est-ce volontaire ? L’idée d’un amour ingénu peut être intéressante mais rajouter de la tension pourrait aussi rendre leur relation plus ancrée dans le réel. Car après tout, elle cache un secret. Ne devrait-elle pas se préoccuper qu’Alexander le découvre s’il s’approche de trop près ? Par ailleurs, le suspens lié à ce secret monte et titille le lecteur. Mais Alexander dissimule aussi quelque chose. C’est à se demander s’il n’aurait pas plus d’intérêts personnels à réaliser sa recherche que ce qu’il affirme… Et comme ils vont travailler ensemble, la suite risque d’être d’autant plus tendue et passionnante. Hâte de lire la suite.