Quelles que soient sa nature, son espérance de vie, l’idée qu’elle diffuse, une pensée est condamnée à vaquer dans une cage d’os qu’on appelle plus communément le crâne. Nul ne peut nier cette évidence. Mettre en doute cet intime lieu de villégiature, revenir sur cet arrangement biologique qui caractérise notre espèce depuis des millénaires, c’est chose impensable.
Et pourtant. Là, juste derrière la porte de ma chambre, une pensée sanglotait. Comment s’était-elle échappée ? D’où venait-elle ? Comment avait-t-elle trouvé mon adresse ? Pourquoi m’avoir choisi, moi ? Devais-je la faire entrer ? Etait-elle un réel danger ou au contraire la dernière chance d’une mémoire qui battait de l’aile ? Réflexion faite, j’estimais n’avoir rien à perdre et puis je n’avais plus le temps d’attendre les réponses à toutes mes questions troublées par une pensée dont les gémissements devenaient insupportables.
« Une seconde ! »
J’ouvris la porte qu’elle verrouilla d’emblée derrière moi. Son état d’intranquillité me poussa à supposer qu’elle était traquée par d’autres pensées prêtes à la piétiner pour lui chiper au passage je ne sais quelle réflexion abrégée ou à rallonge. Toujours est-il, son intrusion me fit prendre conscience qu’un mauvais élève de la vie comme moi se retrouvait propulser à la tête d’un camp de la mort pour pensées aussi diverses que variées. C’était une première réponse à une question que je ne m’étais pas encore posée. Bon sang de bois ! Toute ma vie durant, rien que d’y repenser, je fus un tyran génocidaire et je ne le savais pas ? En cinquante ans d’existence, combien de pensées ai-je fait mourir dans l’œuf, combien échouèrent en cours de raisonnement ou à court d’arguments, sans compter toutes celles qui font impression ou sensation et copulent pour aussitôt avorter d’une idée nauséeuse… C’était pathétique. Une flopée de candidates et très peu d’élues et, parmi elles, cette pensée démarcheuse qui sortait de ses gonds.
Aussitôt entrée, aussitôt larmes séchées. Et aussi sec, elle me préconisa une série d’exercices qui m’astreignit à fixer mon attention renégate. Mots croisés, mots fléchés et des dizaines de cases de Sudoku étaient censés redonner du nerf neuronal à une mémoire au rabais. Faut le reconnaître, l’exercice était récréatif, plutôt encourageant, en particulier lorsque je parvenais à terminer une grille en une semaine. Ce délai, qui peut paraître gratiné dans le temps, représentait pour moi un exploit que je n’avais pas goûté depuis… m’en souviens plus. Qu’importe ! Cette gymnastique cérébrale m’apaisait, me donnait de l’entrain et, de surcroît, semblait doper une poche de neurones oubliés qui s’étaient diluées entre mes synapses d’antiquité.
Et puis l’allant de cette pensée épuisa mon élan jusqu’à ce que sa présence se recycle dans une sorte de figuration fantoche et finisse par me lasser. Et une pensée envieuse, tripotée comme beaucoup par l’amour propre, me persuada qu’il fallait que je le foute à la porte.
« Veux plus t’entendre ! Dégage ! »
Fin de l’histoire. Mais quel idiot ! Regrette aujourd’hui mon humeur d’empâté, de tête folle. L’avoue volontiers, suis le genre de la maison qui reconnait ses dettes mais sur le trop tard. Mais voilà, à force d’entasser mes erreurs, suis devenu une faute lourde qui a fait son trou sur son trône. Au déballage, me prends de gros bides. Ca devient un rituel rétamant qui me flingue à bout portant. A la fois bourreau et victime, suis d’un même bloc, suis un comble au complet.
Consciente ou imaginaire, sais maintenant qu’on ne doit pas mettre une pensée à la porte sous peine de se fermer aux autres. Et, plus que tout, de perdre son identité en enfermant à jamais son “je” !
« Vous entendez, docteur ? A jamais ! »
Jolie pensée !