5. Lettres gabonaises, poétique des gestes.

6 mins

3 mars –

Masuku tient ses songes entre les mains de la nuit.

La Mpassa qui l’enserre habituellement de ses reflets fauves ne glisse plus, son grand flot noir parait immobile depuis le pont qui la traverse. Je m’amuse à me faire croire qu’elle en intente une imitation maladroite. La rivière verrait si souvent le pont dans ses reflets qu’elle finirait naturellement par considérer dans cette immobilité quelque mobile à élever sa propre nature. C’est ce même ressenti et sentiment burlesque en présence des architectures coloniales que l’on retrouve dans les maisons des riches familles noires, elles m’évoquent un mime incompris, pris pour ce qu’il laisse paraitre, et qui ne considère pas l’évocation de l’ensemble, le sentiment qui loge sous la façade.

Il y a une fenêtre qui clignote dans le noir comme un œil empli de lumière ouvrant et fermant par secousses ses paupières. Et le mot fenêtre n’est pas très juste, on parle plutôt d’une embrasure entaillée à même la brique. On y a planté une moustiquaire et quelques carreaux de plexiglas en claire-voie.

Un orage y gonfle chaque fois qu’elle sautille de sa lumière blanche, l’intérieur du bâti s’éclaire et s’emplit du sol carrelé jusqu’au plafond nu, éclairé de toutes ses cloisons comme les ailes trempées dans le feu d’un oiseau. On pressent déjà les éventuelles arches, encoignures, renfoncements de la maison qui grandissent d’éblouissement, irritent les ailes de moustiques venus s’y tapir. La pièce pourrait être animée d’un sentiment de mystère qui s’exhausse à la nuit tombée, elle détient un orage muet en miniature, un éclair étincelant et sans brûlure, comme les fausses bougies dont la mèche est électrique et s’avive d’une lumière stoïque.

En penchant le regard étoilé sur l’appui, une émotion enfantine d’émerveillement nous parcourt comme une onde électrique, car nous soupçonnons avoir déniché une ouverture sur le monde. La lucarne permettrait un déplacement de l’âme vers une altitude céleste, une téléportation vers le regard du dieu qui observe l’orage distant. On observerait doucement la vaste terre s’illuminer dans ses angles par saccades, revenir à une noirceur lourde retombant pareil à un grand plomb mou, puis s’illuminer encore d’un immense geste vibratoire, toujours articulé dans un lent mouvement. On irait dire que c’est un projecteur sans matière, une lévitation lumineuse gouvernée par l’idée d’ajourer chaque coin de la Terre. On retirerait ensuite la face penchée pour revenir au réel, accordés tout de même à l’animation brillante de cette fenêtre imaginaire.

Contre l’extrémité du pont, un homme était fondu dans la pénombre. Il sort d’un taillis, porté par une clarté qui le suit pareil à un halo phosphorescent. Ses deux pupilles comme des billes fixent profond en lui-même, on croirait voir se révéler sa nébuleuse, on imagine qu’il revient d’un geste ancien, sacral, de ces gestes sanctifiés qui portent au recueillement.
Et tandis qu’il s’éloigne on voit poindre un petit étincellement comme un fanal entre les feuilles. La lueur fébrile qu’il abandonne derrière lui a pourtant ses ressources, elle est comme une lame jaune aux liserés tranchants, inaccessible à tout émoussement, et sa fébrilité ne fait que ressortir une jeunesse inviolable. Alors elle n’apparait plus que comme un commencement, une virginité pour arborer la substance vide de la nuit.
De ce pur candélabre qui semble né d’un irréel s’exhale tout de même une étrange fumée, un mélange de parfums rêches, pointus, vitreux. Elle gratte l’intérieur de la cloison nasale et l’intuition s’empare d’une impression de synthétique, d’une contrainte chimique, artificielle. La nuée s’élève, esquisse une forme en voûte en rejoignant un albizia. On la voit sensiblement prendre peu à peu une teinte rose pâle qui confère au paysage des nuances livides.
C’est en s’approchant que se révèle la source du nuage. Le monticule de combustion descend presque jusqu’à la rive en une coulée blanche bigarrée de toutes la palette des couleurs du peintre. Il y a un bleu aux apparences plastique qui ressort surtout, mais on observe aussi des verts qui trahissent drôlement les feuillages et des jaunes qui ressemblent à de fausses boules de mimosa. Toutes les teintes sont détrempées, ramènent à mémoire des tableaux de Kandinsky par leur abstraction colorée, les bigarrures, les formes sèches, l’étrange vitalité exprimée par l’inerte.
L’éboulis semble avoir pris sa place au creux d’une dépression exactement comme le font les rocs des montagnes après des siècles de génuflexions.
Et peu à peu la flamme avance, vacille, se relève, s’éparpille. Elle délaisse une cendre de surface en progressant à la manière d’un rideau qui dévoilerait l’insouciance des choses. Devant elle : la couleur, le témoignage. Derrière le brûlé, le rien. Une cendre plate et informe, un nuancier d’insubstance grise, une surface de nicotine manifestation de nihilisme.
C’est tout d’abord étrange cette impression qui force à comparer le pur et l’impur de la flamme et de la cendre, de les voir toutes deux se côtoyer dans un si percutant contraste. La flamme persiste à s’exhausser comme une bougie dans le silence immobile d’un abri, elle dévore lentement et insensiblement.
Cela convoque ensuite presque l’anormalité, de sentir ce passage d’un état coloré mais inerte, à un état incolore et tout autant inerte. On ne passe pas ici naïvement de la vie à la mort, c’est l’inerte resté à l’inerte, la matière paralysée. La flamme rattrape toute cette matière intrinsèquement destituée d’une évolution positive, destinée à l’érosion lente et envenimée. Dans cette scène, la matière plastique semble être naturellement l’objet de purification du feu, sur lequel il jette un dévolu. Contrairement à la pierre qui, bien qu’elle aussi en mutation, tend cependant vers le cours naturel du monde, mais que le feu ne transforme pas.
Je vois donc son rideau dévoiler tranquillement la matière dans la nuit.
La scène nocturne s’en agrémente, par ce menu flamboiement elle semble plus expressive, moins statique, il y a comme un petit poème passé dans l’air qui invoque quelques vibrations tendres et qui réjouit.
Et tout cela est contenu dans un silence, un mutisme prodigué par l’absence humaine au sein de cette heure creuse où se dissolvent les chants des coqs, les stridulations des insectes : tout est assourdi dans l’espace qui semble à peine parcouru d’un frisson. Je remplacerais ce silence par une chanson d’Aznavour afin de conférer l’insouciante absence qui règne à cet instant.
C’est que toute chose est contenue dans un grand silence qui confesse une origine, une essence.
Je me dis qu’un homme est passé ici comme on rejoint cérémoniellement un lieu de culte, est venu avant l’aurore faire naitre sa progéniture, son acte de feu désintéressé, sa routine comme une manière de participer au bien commun.
Je me dis que la naissance d’une œuvre commune c’est aussi l’éveil d’une petite flamme lumineuse en chacun. Je pense à la paix comme œuvre commune. Cela voudrait dire que chacun doit porter en lui cette petite flamme et la tenir immaculée.

13 février –

D’un côté, un soleil ambré plonge.
Il y a, face à lui, l’horizon d’un orage diffus profondément, pareil à une nuit en mouvement. Elle semble avancer en levant une brume convoquée, aspirant avec elle la terre qu’elle arase. C’est un front de nuit de ce côté-ci, et de l’autre l’astre ambré s’incline.
L’ombre avance.
Elle pénètre les terres en grondant comme une frontière émigrée, elle tend vers le ciel une encre qui peu à peu érige une voûte, un plafond suspendu, tire des doigts égarés en volutes.
Le ciel se couche.
Sa pupille a terminé sa course, laisse ses dernières lumières au sol, elles ne se manifestent maintenant plus que sous la forme d’une chaleur déposée, laissée à l’abandon sur la terre, sur une écorce, au creux racinaire d’une herbe. Une inertie de chaleur qui fait fraicheur.

6 février –

La naissance incontrôlée des choses provoque un foisonnement.
Les turgescences de matières sans cesse renouvelées, végétales et cimentées, servent de moyen d’expression. Nombreuses poussées de parpaings qui émergent à la manière de champignons convoquant le hasard, une absence de réflexion initiale.
L’existence des choses est menée dans un désordre continu qui défait ou contraint tout libre-arbitre.
Et cela n’a pas de repos, pas d’accalmie pour allouer un répit dans le labeur.
Dans ce jeu roulant d’actions incessamment défaites, tout – les corps, les matières, les âmes – s’use d’une lutte ininterrompue. Les territoires s’aggravent.
C’est peut-être cela qui tend à porter un tel peuple vers les célébrations qui rompent quotidiennement les peines, leurs opposent un contraire plus jovial, qui peut justifier d’un espoir, invoquer une emphase.  

Parfums de fourrage et de nectar mêlés. Une très légère brise, pareille à l’air remué sous l’aile du passereau, caresse la crinière convexe des collines, glisse de tout son corps frais puis se perd en ondulations dans la flexion du relief.
Le vert qui domine en est un uni, éblouissant. Il aveugle d’une teinte péremptoire, en aplanit l’arrondi de la Terre. C’est ici un segment du monde, un isolé, aux lisières tellement fondues qu’il en devient un territoire d’extrémité partout inconcevable tant il est insondable. L’esprit marche ici si petit qu’il en devient un Sisyphe transpirant.
La terre d’équateur, lourde d’un puissant argile, semble plus qu’ailleurs porter l’étreinte d’un poids dense, plus grave, qui rentre le ventre, assomme les reliefs, aplatit les préliminaires des montagnes. Les étendues ondulent lentement jusqu’à coucher l’horizon d’un vague espoir d’ailleurs, annulé de perspectives.
Les hautes tiges qui parsèment la brousse, fines et allongées, élancées jusqu’à hauteur du regard, font semblant de lames plantées par le manche. Au touché, elles exhaussent un froissement. Celui-là me remémore la rumeur de la bougie qui crépite au fond de l’oratoire et que l’on éteint entre deux doigts, un pfsh répercuté. Crépitement tranquille accumulé d’herbe en herbe, dont les échos s’entrechoquent au fur et à mesure de l’avancée. Aria d’un corps en déplacement dans la savane.
Ces étendues me laissent un espace vide de songes. Je me rends compte du mal que j’ai à accueillir en moi ses mystères, ses douceurs, à en pénétrer le foyer poétique. L’impression d’un paysage étouffé, en train de suffoquer, trempé aussi d’une chaleur qui fait écueil.

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